Critiqués et bousculés par les « gilets jaunes » – mais aussi parfois par leurs opposants – les médias en France multiplient les initiatives depuis trois semaines pour tenter de comprendre et écouter ce mouvement sans porte-parole.
Face aux « gilets », qui s’organisent surtout sur les réseaux sociaux, hors des canaux traditionnels, l’obsession depuis le début de la crise a été de tendre le micro.
« Les journalistes ont fait de gros efforts depuis l’élection de Donald Trump et le Brexit », qui avaient signalé une déconnexion entre les grands médias et des détresses silencieuses, de plus en plus déconnectées des partis et des syndicats, souligne l’historien des médias Patrick Eveno.
Face à la contestation des « gilets », de nombreuses chaînes de télévision ont cassé leur grille et multiplié les grandes soirées spéciales sur « la France fracturée », « la colère des Français », avec de gros succès d’audience.
Au risque d’en faire trop ? Dès la mi-novembre, la médiatrice de Radio France a reçu de nombreuses plaintes de la part d’auditeurs, reprochant aux journalistes d' »hystériser le débat », selon un auditeur, ou de trop parler à l’antenne des manifestants, cette « petite bande de mauvais râleurs » selon une auditrice.
Pour les journalistes, ce mouvement sans représentant désigné reste un défi: comment savoir si notre interlocuteur a des engagements politiques ou professionnels qui pourraient le délégitimer aux yeux d’autres « gilets jaunes »?
Les journalistes « vont à la pêche » aux « ovnis médiatiques » et « il y a une prise de risque qui aboutit parfois à des séquences embarrassantes », constate Patrick Eveno.
Pour la chaîne RT, c’était un jeune homme présenté comme un « gilet jaune » lambda alors qu’il est une figure du mouvement anti-mariage gay. Sur la radio Europe 1, c’est un représentant du mouvement qui appelle à la nomination d’un général à Matignon…
« Fracture plus profonde »
Sur le terrain, les contacts ont parfois tourné à la confrontation, avec des journalistes insultés et parfois blessés. Certains manifestants accusent les médias de ne pas les représenter comme ils voudraient l’être. D’autres visent les « symboles du système » que sont devenus les journalistes, regrette François Pitrel, président de la société des journalistes de BFMTV, particulièrement visée en tant que première chaîne d’info.
« Il n’est pas facile de représenter les différentes tendances, entre ceux qui veulent négocier avec le gouvernement, et ceux qui sont en rupture », reconnaît Yannick Letranchant, directeur de l’information de France Télévisions.
Au-delà des visages multiples de la contestation, les journalistes ont d’abord peiné à représenter les origines diverses de cette colère. Dans les premiers jours du mouvement, le « cadrage médiatique » était « inadéquat », selon des chercheurs de l’université Toulouse 3 (sud-ouest) qui ont comparé le vocabulaire de la presse et des groupes de mobilisation sur les réseaux sociaux.
Selon cette analyse, les articles de la presse quotidienne se sont focalisés sur la lutte contre la hausse des taxes sur le carburant, alors que les messages postés en ligne par des « gilets jaunes » évoquaient les injustices fiscales, les inégalités sociales, mais aussi la protection de l’environnement.
Ils mettaient la « précarité au coeur du débat public », souligne une des chercheuses, Brigitte Sebbah.
A mesure que la colère s’exprimait dans la rue, les reportages se sont affinés. « Plus le mouvement se poursuit, et plus il faut aller dans des angles précis, des portraits », souligne Yannick Letranchant chez France Télévisions.
« La fracture est plus profonde qu’on le pensait au début ».
Les journalistes d' »Envoyé spécial » sont allés pour l’émission de jeudi à la rencontre de « ces Français étranglés par les crédits », comme Bernadette et Jean-François, éducateurs spécialisés, qui doivent encore rembourser 225.000 euros. La radio France Culture a confronté des militants sociaux et des « gilets jaunes » et le correspondant du New York Times est parti à Guéret (Creuse, centre), l’un des départements français les plus ruraux et enclavés, souvent cités en exemple de sous-équipement d’infrastructures publiques ou de désert médical.
Source: AFP