Pour comprendre la situation actuelle du peuple syrien, l’IVERIS s’est entretenu avec le docteur, Anas Alexis Chebib, de retour de Damas et de Souweïda où il s’était rendu pour participer à deux colloques : un premier sur la bioéthique organisé par l’UNESCO et le second organisé par la société syrienne de radiologie.
Quelle est la situation qui prévaut à Damas aujourd’hui ?
La situation sécuritaire s’est nettement améliorée, depuis la reprise de la Ghouta en avril 2018, (banlieue proche de Damas), la capitale ne subit plus des tirs de roquette et n’entend plus le bruit incessant des détonations. En revanche, le durcissement de l’embargo rend la vie quotidienne très difficile. Après une remontée de la livre syrienne, elle s’est de nouveau fortement dévaluée ; par conséquent le coût des denrées de première nécessité est devenu très cher. En outre, il y a des pénuries d’eau, de médicaments, de pétrole, de gasoil et de gaz. Aujourd’hui le gaz c’est du luxe. Les coupures d’électricité sont incessantes, il n’y a pas d’eau chaude…
La situation est telle que tous ceux qui le peuvent, et qui étaient pourtant restés pendant les 8 années de guerre, sont en train de quitter la Syrie. D’un point de vue scientifique, cela se ressent, le niveau des médecins a beaucoup baissé, nous l’avons constaté lors de notre colloque avec l’Unesco. En 2010, la Syrie était le pays le plus développé du Moyen-Orient sur le plan médical, les Jordaniens, les Libanais venaient se soigner chez nous…
Deux pénuries sont difficilement compréhensibles : celle des médicaments puisque l’année dernière les usines de génériques avaient recommencé à fonctionner ; celle du pétrole également puisque la Syrie est un pays producteur.
Concernant les médicaments, d’une part, le durcissement de l’embargo ne permet plus l’accès aux matières premières ; d’autre part sans électricité les usines ne peuvent pas fonctionner. Ce sont les raisons pour lesquelles, les entreprises de la zone industrielle d’Alep, après une timide reprise, ont à nouveau cessé leurs activités.
Quant au gaz et au pétrole, les principaux champs sont à l’Est et ne sont pas sous le contrôle du gouvernement syrien mais sous le contrôle des Forces démocratiques Syriennes (FDS – Kurdes) et de la coalition occidentale. Le pétrole quitte encore la Syrie de manière illégale via la Turquie ou l’Irak. Les Russes contrôlent le champ de gaz d’al-Chaer, près de Homs, attaqué à plusieurs reprises par Daech, pour le sécuriser. Tant que ce champ est occupé, il n’y a pas de production.
Un autre phénomène est étonnant, de nombreux Syriens sont restés volontairement au pays pendant les huit années de guerre et maintenant alors que la situation sécuritaire s’est améliorée, ils décident de partir. Comment peut-on expliquer cette situation ?
Les Syriens sont démoralisés. L’année dernière, les victoires de l’armée leur ont redonné de l’espoir, notamment celui de reprendre Idlib, mais suite à ces avancées militaires et il y a eu des contre-offensives de la Turquie et des Occidentaux. Chaque fois qu’il y a des progrès, ils viennent compliquer les choses et rebattre les cartes. L’équation est subtile car toutes les parties qui interviennent dans ce conflit ont leurs propres intérêts qui ne sont pas ceux des autres.
Les Russes sont alliés avec les Syriens mais ils aussi amis avec les Turcs et les Israéliens qui occupent tous deux une partie du territoire. Les Russes essaient de garder de bonnes relations avec ces deux parties au conflit, notamment avec la Turquie de Erdogan pour ne pas la pousser dans les bras des US. Les Turcs se méfient des Kurdes et les Turcs veulent un accord avec la Syrie pour empêcher les Kurdes de faire leur Etat.
Les Iraniens sont d’importants partenaires des Russes, ils sont des alliés fidèles des Syriens, grâce à eux, l’Etat est resté debout et une grande partie de la Syrie a été libérée. Mais les Israéliens ne veulent pas de leur présence. Les Occidentaux avec Israël et l’Alliance Atlantique ont des intérêts stratégiques et économiques dans l’Est de la Syrie et la meilleure façon de les faire prévaloir, c’est la carte Kurde. L’équation est vraiment difficile…
Il y a eu un autre moment d’espoir lorsque certains pays arabes ont décidé de rouvrir leurs ambassades, mais les US ont fait pression pour qu’ils ne rétablissent pas de relations. Et bien sûr, les récentes déclarations de Donald Trump sur le Golan n’arrangent rien. En réalité, ils n’ont toujours pas abandonné le projet de balkanisation de la Syrie. Avec ces pressions économiques, politiques et militaires, ils font durer la guerre. Après huit années, c’est devenu insupportable pour les Syriens qui en plus des horreurs et des pénuries vivent un stress permanent.
C’est l’histoire de la Syrie : 10 000 ans de conflits dus à sa situation stratégique. Le mouvement de l’histoire est très lent, c’est notre espérance de vie qui est courte, la Syrie se relèvera comme elle l’a toujours fait.
Par Anas Alexis Chebib : médecin, expert en bioéthique et président du Collectif pour la Syrie
Source: Iveris.