Le président Rohani qualifie le dirigeant américain Donald Trump de « menace sérieuse pour la stabilité régionale et mondiale » et offre un traitement préférentiel aux sociétés de l’Organisation de Coopération de Shanghai qui investissent dans son pays.
Alors que les chiens de guerre sont en état d’alerte, quelque chose d’extraordinaire s’est produit au 19ème sommet de l’Organisation de Coopération de Shanghai (OCS) à la fin de la semaine dernière à Bichkek, au Kirghizstan.
Pratiquement inconnue en Occident, l’OCS est la plus importante alliance politique, économique et sécuritaire eurasiatique. Ce n’est pas une OTAN eurasienne. Elle ne planifie pas des aventures impérialistes humanitaires.
Une seule photo à Bichkek raconte une histoire assez significative, puisque nous voyons le Chinois Xi, le Russe Poutine, l’Indien Modi et le Pakistanais Imran Khan s’aligner avec les dirigeants de quatre « stans » d’Asie Centrale.
Ces dirigeants représentent les huit membres actuels de l’OCS. Il y a ensuite quatre États observateurs – l’Afghanistan, la Biélorussie, la Mongolie et, surtout, l’Iran – et six partenaires de dialogue : l’Arménie, l’Azerbaïdjan, le Cambodge, le Népal, le Sri Lanka et, surtout, la Turquie.
L’Organisation de Coopération de Shanghai est appelée à se développer considérablement d’ici à 2020, avec la possibilité d’une adhésion à part entière de la Turquie et de l’Iran. Tous les acteurs majeurs de l’intégration eurasiatique y seront ensuite représentés. Vu l’incandescence actuelle de l’échiquier géopolitique, ce n’est pas un hasard si un protagoniste crucial à Bichkek a été l’Iran, l’État «observateur ».
Le Président iranien Hassan Rohani a joué ses cartes avec brio. Rohani s’adressant directement à Poutine, Xi, Modi et Imran, à la même table, est quelque chose à prendre très au sérieux. Il a fustigé les États-Unis de Trump comme « un risque sérieux pour la stabilité dans la région et dans le monde« . Il a ensuite offert diplomatiquement un traitement préférentiel à toutes les entreprises et entrepreneurs des pays membres de l’Organisation de Coopération de Shanghai qui s’engageaient à investir sur le marché iranien.
L’administration Trump a prétendu – sans aucune preuve tangible – que le Corps des Gardiens de la Révolution Islamique (CGRI), que Washington qualifie « d’organisation terroriste », était à l’origine des attaques contre deux pétroliers dans le Golfe d’Oman la semaine dernière. Au fur et à mesure que le sommet de l’OCS se déroulait, le récit s’était déjà effondré, comme l’a dit Yutaka Katada, président de la compagnie cargo japonaise Kokuka Sangyo, propriétaire de l’un des pétroliers : l’équipage dit qu’il a été touché par un objet volant.
Le Ministre iranien des Affaires Étrangères Javad Zarif avait accusé la Maison-Blanche de « sabotage diplomatique », mais cela n’a pas fait dérailler la véritable diplomatie de Rouhani à Bichkek.
Xi a été catégorique ; Pékin continuera à développer des liens avec Téhéran « quelle que soit l’évolution de la situation« . L’Iran est un nœud clé des Nouvelles Routes de la Soie, ou Initiative Ceinture et Route (BRI). Il est clair pour les dirigeants de Téhéran que la voie à suivre est l’intégration complète dans le vaste écosystème économique de l’Eurasie. Les nations européennes qui ont signé l’accord nucléaire avec Téhéran – la France, la Grande-Bretagne et l’Allemagne – ne peuvent pas sauver l’Iran économiquement.
Le Premier ministre indien Narendra Modi rencontre le Président kirghize Sooronbay Jeenbekov, à Bichkek, lors du sommet de l’OCS le 14 juin
L’obstacle indien
Mais Modi a annulé à la dernière minute un accord bilatéral avec Rohani, sous le prétexte boiteux de « problèmes de planification ».
Ce n’est pas vraiment un stratagème diplomatique intelligent. L’Inde était le deuxième plus gros client pétrolier de l’Iran avant que l’administration Trump n’abandonne l’accord nucléaire, connu sous le nom de Plan d’Action Global Conjoint, il y a plus d’un an. Modi et Rouhani ont discuté de la possibilité que l’Inde paie le pétrole iranien en roupies, en contournant le dollar américain et les sanctions américaines.
Pourtant, contrairement à Pékin et Moscou, New Delhi refuse de soutenir sans condition Téhéran dans sa lutte acharnée contre la guerre économique et le blocus de facto de l’administration Trump.
Modi fait face à un choix existentiel difficile. Il est tenté de canaliser sa position viscérale anti-Ceinture-et-Route dans l’appel à une alliance indo-pacifique floue, concoctée par les États-Unis – un mécanisme de confinement contre « la Chine, la Chine, la Chine » comme le reconnaissent ouvertement les dirigeants du Pentagone.
Ou bien il pourrait approfondir une alliance SCO/RIC (Russie-Inde-Chine) axée sur l’intégration et la multipolarité eurasiatiques.
Conscient de l’importance de l’enjeu, une offensive de charme concertée du duo BRICS et SCO de premier plan est en cours. Poutine a invité Modi à être l’invité principal du Forum Économique Oriental à Vladivostok début septembre. Et Xi Jinping a dit à Modi dans leur rencontre bilatérale qu’il vise un « partenariat plus étroit », de l’investissement et de la capacité industrielle au développement du corridor économique Bangladesh-Chine-Inde-Myanmar (BCIM), un autre pilier de la BRI.
Imran Khan, pour sa part, semble tout à fait conscient de la manière dont le Pakistan peut profiter de devenir le pivot ultime de l’Eurasie – car Islamabad offre une porte privilégiée sur la mer d’Arabie, aux côtés de l’Iran, observateur de l’OCS. Le port de Gwadar, dans la mer d’Oman, est la plaque tournante du corridor économique Chine-Pakistan (CPEC), beaucoup mieux positionné que celui de Chabahar, en Iran, qui est en développement pour devenir la plaque tournante de la mini-Nouvelle Route de la Soie de l’Inde vers l’Afghanistan et l’Asie centrale.
Sur le front russe, une offensive de charme sur le Pakistan porte ses fruits, Imran reconnaissant ouvertement que le Pakistan se rapproche de la Russie dans un monde « changeant », et a exprimé un vif intérêt pour l’achat d’avions de combat Sukhoi Su-35 et d’hélicoptères d’attaque Mi-35M.
L’Iran est au cœur de la feuille de route d’intégration BRI-SCO-EAEU – les éléments clés de l’intégration eurasienne. La Russie et la Chine ne peuvent permettre que l’Iran soit étranglé. L’Iran dispose de fabuleuses réserves d’énergie, d’un énorme marché intérieur et est un État de première ligne qui lutte contre des réseaux complexes de trafic d’opium, d’armes et de djihadistes – autant de préoccupations majeures pour les États membres de l’OCS.
Il ne fait aucun doute qu’en Asie du Sud-Ouest, la Russie et l’Iran ont des intérêts qui s’affrontent. Ce qui importe le plus pour Moscou, c’est d’empêcher les djihadistes de migrer vers le Caucase et l’Asie Centrale pour préparer des attaques contre la Fédération de Russie, de maintenir leurs bases navales et aériennes en Syrie et de maintenir le commerce du pétrole et du gaz en plein essor.
Téhéran, pour sa part, ne peut soutenir le genre d’accord informel que Moscou a conclu avec Tel-Aviv en Syrie – où des cibles présumées du Hezbollah et du CGRI sont bombardées par Israël, mais jamais des cibles russes.
Mais il existe encore des marges de manœuvre pour la diplomatie bilatérale, même si elles ne semblent pas si larges aujourd’hui. Le Guide suprême, l’ayatollah Khamenei, a publié les nouvelles règles du jeu, réduire au minimum les importations et la dépendance du pays aux exportations de pétrole et de gaz, atténuer les pressions politiques intérieures (tout le monde sait que l’Iran doit s’unir pour affronter une menace mortelle) et respecter la notion que l’Iran ne compte aucun ami établi en toutes circonstances, même pas la Russie et la Chine.
Saint-Pétersbourg, Bichkek, Douchanbé
L’Iran est en état de siège. La réglementation interne doit être la priorité. Mais cela n’exclut pas d’abandonner l’élan vers l’intégration eurasienne.
L’interconnexion pan-Eurasienne est devenue encore plus évidente après Bichkek, le sommet de la Conférence sur l’Interaction et les Mesures de Confiance en Asie (CICA) à Douchanbé, au Tadjikistan.
Bichkek et Douchanbé ont développé ce qui avait déjà fait l’objet de discussions approfondies lors du forum de Saint-Pétersbourg, comme je l’ai déjà signalé. Poutine lui-même a souligné que tous les vecteurs devraient être intégrés : BRI, EAEU, SCO, CICA et ASEAN.
La Déclaration de Bichkek, adoptée par les membres de l’Organisation de Coopération de Shanghai, n’a peut-être pas fait la une des journaux, mais elle souligne les garanties de sécurité du Traité sur la Création d’une Zone Exempte d’Armes Nucléaires en Asie centrale, « l’inacceptabilité » des tentatives visant à assurer la sécurité d’un pays au détriment de celle d’autres pays et la condamnation « du développement unilatéral et illimité des systèmes de défense antimissile par certains pays ou groupes d’États ».
Ce document est un produit fidèle de l’élan vers un monde multilatéral et multipolaire.
Parmi les 21 accords signés, l’Organisation de Coopération de Shanghai a également avancé une feuille de route pour le Groupe de Contact essentiel OCS-Afghanistan, renforçant l’impératif du partenariat stratégique Russie-Chine selon lequel le drame afghan doit être géré par les puissances eurasiatiques.
Et ce dont Poutine, Xi et Modi ont discuté en détail, en privé à Bichkek, sera développé par leur mini-BRICS, le RIC (Russie-Inde-Chine) lors du prochain sommet du G20 à Osaka à la fin juin.
Pendant ce temps, le complexe industriel-militaire-sécuritaire américain continuera d’être obsédé par la Russie en tant «qu’acteur malveillant revitalisé» (en pentagonais) aux côtés de la « menace » de la Chine qui englobe tout.
La marine américaine est obsédée par le savoir-faire asymétrique de « leurs rivaux russes, chinois et iraniens » dans les « voies navigables contestées » de la mer de Chine du Sud au Golfe Persique.
Alors que les conservateurs américains exercent une « pression maximum » pour tenter d’encadrer le prétendu nœud faible de l’intégration de l’Eurasie, qui est déjà en guerre économique totale parce que, entre autres, il contourne le dollar américain, personne ne peut prédire à quoi ressemblera l’échiquier lorsque les sommets de l’OCS 2020 et de BRICS auront lieu en Russie.
Par Pepe Escobar : journaliste brésilien