Appuyée par ses alliés russes, iraniens et libanais, l’armée nationale syrienne est en passe de reprendre le contrôle total de la deuxième ville du pays, dont le tiers était aux mains de différents groupes salafo-jihadistes dominés par le front Jabhat al-Nosra, qui n’est autre que la filiale syrienne d’Al-Qaïda.
C’est un tournant majeur dans la guerre globale de Syrie pour trois raisons. Sur le plan militaire, la libération d’Alep va libérer aussi quelques 30 000 soldats gouvernementaux qui seront redéployés à l’Ouest dans la province d’Idlib – sanctuaire de Jabhat al-Nosra – et dans l’Est du pays en direction de Deir ez-Zor (abritant encore de nombreux groupes jihadistes), ainsi qu’à Raqqa (toujours aux mains de Dae’ch). L’événement signe ainsi un revers majeur pour les différentes factions de ce que la presse occidentale continue à nommer « la rébellion ».
Cette victoire militaire constitue un autre revers majeur, une défaite retentissante des diplomaties conjointes des Etats-Unis et de leurs supplétifs européens, de celles des pays du Golfe et d’Israël obligeant – à terme – à une reconfiguration des Proche et Moyen-Orient qui devra se faire avec Moscou, Pékin et l’Iran.
Enfin, cette reconquête d’Alep révèle au grand jour le fonctionnement propagandiste des médias occidentaux, notamment parisiens. Ces derniers réitèrent les mensonges d’Etat de la presse américaine du printemps 2003 pour justifier une nouvelle guerre contre l’Irak : des liens inventés entre Saddam Hussein et Oussama Ben Laden ainsi que l’existence d’improbables armes de destruction massive ; ce qui donne en l’occurrence Bachar al-Assad seul et unique responsable d’un demi-million de victimes d’une guerre globale et l’utilisation d’armes chimiques par la seule armée arabe syrienne.
Etrange réunion parisienne
Dans le contexte de cette Bérézina diplomatico-militaire, le ministre français des Affaires étrangères Jean-Marc Ayrault a tenu à organiser une énième réunion parisienne des « Amis de l’opposition syrienne », samedi dernier. Cette assemblée funèbre a réuni moins d’une quinzaine de personnes en l’absence de toute représentation russe et iranienne, des invités sans prise aucune sur les événements en cours, sans projet, ni la moindre approche novatrice de cette crise qui pourtant met en perspective trois dynamiques qui n’ont même pas été évoquées :
1) la reconstruction économique et politique de la Syrie sous tutelles russe et iranienne ;
2) un après-Dae’ch qui a déjà commencé, esquissant la cartographie des nouvelles menaces terroristes ;
3) enfin, une nouvelle donne stratégique en Méditerranée avec une présence militaire consolidée de la Russie, de la Chine et de l’Iran.
Par politesse le secrétaire d’Etat américain sortant John Kerry avait fait le déplacement, d’autant que Jean-Marc Ayrault devait lui remettre les insignes de chevalier de la Légion d’honneur au nom de son « inlassable engagement en faveur de la paix mondiale… »
Il est vrai qu’en favorisant des redéploiements successifs de l’OTAN en Europe centrale, en Asie-Pacifique et dans l’Arctique, John Kerry a bien travaillé pour les intérêts géostratégiques américains. Ces derniers sont-ils compatibles avec ceux de la France éternelle et favorisent-ils la paix et la stabilité mondiales ? A voir…
Quant au décorateur, il a, une fois de plus affirmé que l’avenir politique de la Syrie devait se faire sans Bachar al-Assad !
Mais quel crédit accorder à ses propos, lui qui n’a pas été capable d’assurer l’avenir négocié du site de Notre-Dame-des-Landes aux portes de sa bonne ville de Nantes ??? Soyons sérieux ! N’aurait-il pas été plus judicieux de convier Russes et Iraniens à Paris pour ouvrir le jeu en tentant de remettre à plat les choses et pour travailler à des solutions d’avenir intégrant la nouvelle donne créée par la libération d’Alep ?
Discours typique du maître, d’un petit maître du palais qui ne travaille pas mais qui fantasme la réalité, vivant immédiatement dans la jouissance de situations abstraites, réduites à une communication gouvernementale qui ne trompe plus personne, qui se cantonne à travestir la dimension passive d’un réel qui s’échappe…
Hegel, Nasrallah et l’histoire en acte
Au même moment, à quelques centaines de kilomètres d’Alep, Hassan Nasrallah – le chef du Hezbollah – cherche, lui, à transformer la nature du conflit, remettant la problématique dans sa dimension active et pro-active, cherchant ainsi à se libérer de sa condition d’esclave… Depuis un lieu secret de la banlieue sud de Beyrouth (les services israéliens cherchent toujours à l’assassiner), le secrétaire général du Hezbollah a salué la victoire d’Alep appelant à la formation d’un gouvernement d’union nationale pour son pays – le Liban – dont l’intégrité territoriale et politique reste menacée par la guerre globale de Syrie.
Prononçant l’un de ses plus importants discours de l’année 2016, il met exactement en œuvre les problématiques ignorées par le chef de la diplomatie française : la dimension régionale et internationale de la crise, la nouvelle réalité des rapports de force des différents protagonistes et les pistes à explorer pour revenir à un minimum de stabilité régionale.
Dans sa Phénoménologie de l’esprit, Hegel décrit comment l’esclave travaillant (réalisant) à transformer les contradictions historiques, se transforme lui-même et revendique sa libération et son autonomie du monde immédiat (du monde naturel), par et dans sa transformation humaine et historique tandis que le maître devient étranger à ce même monde qu’il ne reconnaît plus. En s’appuyant sur le produit de son travail, l’esclave arrive à renverser le rapport initial de domination pour se retrouver dans l’accomplissement de l’histoire et la transformation du monde en produisant un rapport d’égalité.
Dans la guerre globale de Syrie, deux coalitions se font face. Dans ce conflit, l’une d’entre elles accepte de prendre des risques et de travailler à sa transformation jusqu’à le dominer : « la vie », écrit Hegel, « vaut en ce que nous sommes capables de risquer pour elle ». Il n’y a donc de liberté que par l’acte même de libération : celui qui ne veut pas risquer sa vie risque alors à son tour de sombrer dans la servitude.
Muré dans ses certitudes et sa communication auto-justificatrice, le maître devient passif/inactif. C’est son esclave qui travaille et s’accomplit. Ainsi, le maître devient de plus en plus dépendant du travail de son esclave, il devient l’esclave de son esclave, car c’est en travaillant qu’on atteint la liberté, nous dit le vieux maître de Tübingen.
Hormis le fait d’être l’un des grands vainqueurs de la libération d’Alep, le Hezbollah libanais détient aussi quelques clefs du futur gouvernement libanais qui tarde à émerger. Sa composition constitue l’une des dimensions de la stabilité régionale. A fleuret moucheté, Hassan Nasrallah a, d’abord remis l’église et la mosquée au milieu du village en commençant par démentir les affabulations selon lesquelles le Hezbollah bloquerait la formation du prochain gouvernement du Liban.
Au-delà et en deçà des spéculations et autres « fuites » médiatiques, il a rappelé que la position de son parti s’exprimait à travers et seulement à travers les déclarations de ses responsables en rappelant deux principes intangibles :
1) le Hezbollah, qui a permis l’élection de Michel Aoun à la présidence de la République libanaise, soutient son action, celle de son parti le Courant patriotique libre (CPL) et leurs efforts pour la formation du gouvernement ;
2) le Hezbollah ne conteste pas les relations obligées que le CPL doit entretenir avec les Forces libanaises (FL) de Samir Geagea pour la formation du gouvernement, étant entendu que seul un gouvernement d’ « union nationale » peut voir le jour.
Sans citer nommément Samir Geagea et les FL, Hassan Nasrallah explique pourtant que le parti d’extrême-droite ne peut continuer à nourrir des prétentions disproportionnées quant à son exigence de se voir attribuer trois ministères d’Etat, cherchant ainsi à se placer au centre du jeu politique. Soulignant à plusieurs reprises que le CPL et les FL sont tenus d’entretenir des relations « normales », le chef du Hezbollah cherche à calmer le jeu en se situant sur une ligne d’apaisement, de construction et de consensus. Elargissant son propos, il cherche aussi à relativiser, sinon à détendre les relations tendues entre les pays du Golfe (sunnites) et les acteurs chi’ites, soulignant qu’il ne craint rien des récents contacts renoués par Michel Aoun avec les premiers : « le président peut voyager où bon lui semble. C’est son droit de se rendre en Arabie Saoudite ou ailleurs, en Iran par exemple. Le Hezbollah n’a pas le droit de mettre un veto au président».
24 ou 30 ministres
Seule l’attribution de deux ou de trois portefeuilles fait encore toujours obstacle que ce soit selon un format de 24 ou de 30 portefeuilles.
« Mais cela peut être résolu, sans faire de polémique politique et médiatique », ajoute Hassan Nasrallah, « le gouvernement doit être formé le plus rapidement possible, car cela est dans l’intérêt de tous (…) Il faut toutefois garder en tête que nous sommes toujours dans les délais impartis. Certains articles de presse brandissent la menace d’une guerre civile… Sur quelle planète vivent ces médias ? »
Dans ce contexte, le chef du Hezbollah affirme que sa formation est en contact permanent avec le président de la Chambre, Nabih Berry, de même qu’avec le président Aoun, malgré le fait que ces deux responsables soient en froid certain. « Nous souhaitons que personne ne fasse pression sur le nouveau régime pour former ce gouvernement. Ce cabinet sera celui de la transition et de l’organisation des législatives (prévues en mai). La mission essentielle de ce gouvernement est de préparer une nouvelle loi électorale. Mais d’aucuns veulent instrumentaliser la formation du gouvernement à des fins politiques », met en garde Hassan Nasrallah en ajoutant : « il est faux de dire que le président Berry bloque la formation du cabinet. Ou de dire que le Hezbollah ou les Marada (de Sleiman Frangieh) sont responsables du blocage. Il est injuste de dire cela. Nous n’accusons personne. Nous présumons que tous les pôles politiques veulent que le gouvernement voie le jour. Mais pourquoi certains ont le droit de réclamer des ministères ayant un poids, alors que d’autres sont accusés de blocage s’ils font de même ? Les tiraillements à ce niveau sont naturels. Pourquoi ne pas dire que certains réclament une part qui dépasse leur poids politique et bloquent ainsi la formation du gouvernement ? » se demande le chef du Hezbollah, refaisant clairement allusion au parti d’extrême-droite de Samir Geagea.
Avec Sleiman Frangieh
« Discutez avec nous sagement, calmement, et vous serez traités de la sorte. Mais mettez-nous la pression et accusez-nous de blocage, et vous n’irez nulle part », prévient le chef du Hezbollah, « aujourd’hui, afin d’obtenir la formation du gouvernement dans les plus brefs délais, il faut cesser de lancer des accusations à tort et à travers, car cela ne sert pas la cause du nouveau mandat et n’améliore pas la situation politique du pays. »
Et de poursuivre : « Toute ouverture entre partis libanais, que ce soit entre formations chrétiennes ou autres, (…) nous ne la voyons pas d’un mauvais œil. Il est de notre droit toutefois d’œuvrer pour que la relation entre le CPL et les Marada (de Sleiman Frangié) redevienne ce qu’elle était, car il s’agit de nos amis et de nos alliés qui nous ont soutenus par le passé. Cela n’a rien à voir avec un tandem chrétien quelconque », a encore dit Hassan Nasrallah.
Depuis octobre dernier, l’éventualité de la « solution Frangieh » pour débloquer la présidentielle avait passablement tendu les relations entre le chef des Marada Sleiman Frangieh et le CPL, notamment avec Gibran Bassil (le gendre de Michel Aoun) qui avait amorcé un rapprochement très personnel avec Samir Geagea et les FL. Depuis longtemps, les deux hommes nourrissent des vues convergentes sur l’avenir des Chrétiens et la formation à venir d’un micro-Etat chrétien, ce qui serait une véritable catastrophe pour l’ensemble des Chrétiens d’Orient !
Pour l’heure, Sleiman Frangieh attend logiquement l’appel de Michel Aoun afin que celui-ci propose à sa formation un portefeuille décent dans le futur gouvernement. Il est clair que le « nœud de Bnechii » (nord du Liban où réside Sleiman Frangieh) demeure le plus difficile à dénouer… Pour nombre d’observateurs, il est aujourd’hui parfaitement légitime que Sleiman Frangieh attende de recevoir un appel téléphonique du palais de Baabda. Une demande qui, jusque-là, n’a pas encore été envisagée. Selon les mêmes sources, il n’y a aucune raison de voir le chef des Marada abandonner l’un des trois portefeuilles qu’il demande (Télécoms, Travaux publics, Énergie et Eau), renoncement qui – de fait – entérinerait une suprématie artificielle et disproportionnée des FL de Samir Geagea.
Se comportant actuellement comme un faiseur de roi, sinon comme un faiseur de gouvernement, celui-ci en rajoute pour donner des leçons à … Bachar al-Assad ! Toujours est-il que le président de la Chambre, Nabih Berry affirme s’opposer à toute tentative de marginalisation de Sleiman Frangieh et des Marada. « Il est dans l’intérêt de M. Assad que le Liban continue d’appliquer sa politique de distanciation, car si le Liban devait prendre position, il serait contre lui », a indiqué Samir Geagea en réponse aux propos du chef de l’État syrien dans les colonnes du journal proche du pouvoir syrien al-Watan.
Dans cet entretien fleuve, Bachar al-Assad avait critiqué la politique de distanciation adoptée par le Liban à l’égard des conflits régionaux, estimant que le pays du Cèdre « ne peut être tenu à l’écart du brasier qui l’entoure ».
Dans ce contexte, les protagonistes cherchent à s’en remettre au Premier ministre désigné, Saad Hariri, en position de pouvoir délier le nœud. Lors de leur rencontre – le 8 décembre dernier à Aïn el-Tiné -, Saad Hariri et Sleiman Frangieh ont, semble-t-il avancé « des propositions positives susceptibles de dépasser le blocage », précise l’un des conseillers de Saad Hariri.
Dans tous les cas de figure, la résistance de Sleiman Frangieh permet de mettre à jour les plans cachés de Samir Geagea qui n’a jamais renoncé « à mettre la main sur la rue chrétienne », explique un diplomate européen en poste à Beyrouth depuis de nombreuses années, « en s’alliant à Gibran Bassil le chef des Forces libanaises, il sait très bien qu’avec la disparition de Michel Aoun, le CPL disparaîtra aussi et qu’il pourra enfin s’imposer comme le leader naturel des Chrétiens du Liban, les FL pouvant ainsi réaliser leur vieux dessein de s’imposer comme le seul parti chrétien du Liban ».
La proportionnelle est la « seule solution »
Hassan Nasrallah est parfaitement au courant de l’agenda caché de Samir Geagea et c’est pour cette raison qu’il a tenu à conclure son discours en évoquant les élections législatives prévues en mai prochain.
« Nous soutenons l’appel à dissocier la formation du gouvernement de l’élaboration d’une nouvelle loi électorale, tel que formulé par le CPL ou d’autres formations », a conclu le secrétaire général du Hezbollah.
«Nous appelons à de vrais efforts au niveau de l’élaboration d’une nouvelle loi électorale. Il faut qu’il y ait des élections basées sur une loi qui fait dire aux Libanais que leurs voix comptent, une loi qui assure une juste représentativité des forces politiques. Ceci est nécessaire pour édifier un vrai État. Voilà le vrai test. Nous ne devons pas élaborer une loi électorale taillée sur mesure. La seule option pour cela est d’adopter la proportionnelle intégrale, non partielle, avec une ou plusieurs circonscriptions ».
C’est en travaillant que l’esclave finit par se libérer, obligeant le maître à revenir au réel, l’obligeant à descendre du trône pour écouter enfin ce que ses sujets ont à dire. Décidément, Hegel a encore bien des choses à nous dire…
Par Richard Labévière
Source: Proche et Moyen Orient