Ne jamais sous-estimer le pouvoir du retour de flamme. En ce moment même, le prince héritier Mohammad bin Salman (MBS), le dirigeant de facto de la Maison des Saoud, regarde fixement un abîme inquiétant ouvert par les Houthis au Yémen.
Le week-end dernier, le porte-parole des forces armées yéménites, le brigadier Yahya al-Sari, a décrit cliniquement comment Ansarallah, également connu sous le nom de mouvement rebelle houthi, aidé par ce que les Yéménites appellent les « comités populaires », a capturé trois brigades saoudiennes de 2 400 soldats – en haillons – et des mercenaires yéménites et soudanais ainsi que des centaines de véhicules de combat. Au moins 500 soldats saoudiens ont été tués et blessés, a affirmé Ansarallah. (Un porte-parole de la coalition dirigée par les Saoudiens a nié l’allégation).
Cela faisait partie de l’Opération Nasrallah dans l’axe de Najrane, limitrophe de l’Arabie Saoudite. Les Houthis, qui ont beaucoup appris, tactiquement et stratégiquement, du Hezbollah, ont fait l’éloge des moudjahidins et des « comités populaires » impliqués dans l’Opération Nasrallah.
Le colonel Pat Lang, dans son blog, offre une observation particulièrement utile sur les véhicules saoudiens capturés. Certains appartenaient à la Garde nationale saoudienne (SANG) :
« Je suppose que ces troupes provenaient du SANG modernisé que les États-Unis ont travaillé dur pour former et équiper pendant cinquante ans ou plus. La reddition facile de ces bédouins est une très mauvaise nouvelle pour la monarchie saoudienne ».
(…)
Comme je l’ai déjà dit, les opérations de plus en plus audacieuses des Houthis en Arabie Saoudite ne peuvent être couronnées de succès qu’avec des renseignements solides sur le terrain.
Quant aux soldats saoudiens capturés et dépouillés, Mohamed Al-Bukhaiti, qui fait partie de l’aile politique d’Ansarullah, confirme qu’ils sont pour la plupart des takfiristes – de vrais croyants qui pensent voir parmi leurs compagnons musulmans des légions d’apostats, méritant la peine capitale – et des Djihadistes.
A Beyrouth, j’ai passé beaucoup de temps dans des conversations détaillées avec Hassan Ali Al-Emad, érudit, homme politique et fils d’un cheikh yéménite influent dominant 12 tribus. A l’origine Zaydi lui-même, Al-Emad avec l’aide d’autres sources yéménites a confirmé que les principaux acteurs sont en fait le mouvement houthi – et pas seulement la tribu houthie, qui n’est qu’une tribu parmi de nombreuses tribus Zaydi du nord du Yémen. La capitale Sana’a a été reprise par le mouvement houthi, et pas seulement par la tribu houthie.
C’est essentiel pour comprendre le fait que la majeure partie du nord du Yémen a désormais adhéré au mouvement houthi – qui est aussi le gouvernement du nord du Yémen. Il n’est pas exagéré de penser que le mouvement houthi pourrait finir par unir l’écrasante majorité du Yémen contre la Maison des Saoud.
Ce que MBZ est en train de faire
Al-Emad a tenu à souligner que parmi la mosaïque tribale yéménite d’une complexité vertigineuse, le seul facteur unificateur est la lutte contre un envahisseur étranger, en l’occurrence un bombardeur en série, responsable depuis 2015 de la crise humanitaire la plus grave du monde selon les Nations Unies. J’ai fait remarquer à Al-Emad que le modèle tribal yéménite ressemble beaucoup à celui de l’Afghanistan. Il a visiblement apprécié la comparaison.
Al-Emad a également confirmé que les mercenaires qui combattent dans le sud du Yémen rejoignent en masse le mouvement houthi. Cela posera encore plus de défis à la soi-disant « coalition » qui bombarde le Yémen depuis 2015 et qui est maintenant réduite à la Maison des Saoud après que les EAU aient opté pour des « pourparlers ».
Sur le terrain, la situation est encore plus sombre. Les Houthis – soutenus par l’Iran – combattent peut-être Riyad, mais ils combattent aussi les restes d’Al-Qaïda et quelques Djihadistes de Daesh. La Maison des Saoud crée l’illusion qu’ils font la même chose. En fait, ils ne font rien.
De plus, les Houthis combattent également le Conseil de Transition du Sud (CTS), formé il y a seulement deux ans. C’est un groupe séparatiste qui veut un Yémen du Sud indépendant. Pourtant, le CTS est avant tout une cinquième colonne des Émirats Arabes Unis, financée et militarisée par Abu Dhabi.
Alors, qu’est-ce que Mohammed Bin Zayed (MBZ), le mentor de MBS à Abu Dhabi, fait vraiment au Yémen ? Suivez l’argent (du pétrole). Ce qui compte vraiment, c’est le contrôle total du détroit immensément stratégique de Bab-el-Mandeb qui relie la mer Rouge au golfe d’Aden. C’est une question de commerce du pétrole et de connectivité. La Chine, avec une base à proximité de Djibouti, est très attentive à ce qui se passe à Aden et dans le sud du Yémen.
Pendant ce temps, le « gouvernement » du Yémen, dirigé par le président Abed Rabbo Mansour Hadi, reste une fiction inefficace. Fondamentalement, la seule chose que fait Hadi est de soutenir le Conseil de Transition du Sud pour combattre les Houthis.
Un autre angle pétrolier fascinant entre encore en jeu. Hadi est en train de déménager son entreprise dans la mythique Ma’arib – la légendaire capitale de Balqis, la reine de Saba.
Tout comme Freud comparant les couches de l’inconscient aux couches de ruines romaines, il y a une myriade de Ma’aribs superposés dans l’histoire extraordinaire du Yémen. Ma’arib était la capitale originelle de l’Arabie Heureuse, louée par d’éminents historiens tels que Strabo et Diodore de Sicile, une ville envoyant mille talents d’encens à Babylone tous les douze lunes pour la fête de Baal ou pour la vente d’ivoire, d’or et de peaux de léopard aux caravanes d’Hatchepsout, la reine d’Egypte.
Le regard de Ma’arib est fixé sur le Rub al-Khali, le Grand Désert Vide, rêvant d’un nouvel Empire arabe – certainement pas gouverné par la Maison des Saoud, minable, corrompue et suprêmement ignorante. Entre en jeu, encore une fois, le point de vue des Émirats arabes unis.
Ma’arib est la terre d’origine du cheikh Zayed, le père de MBZ. C’est de là que sa tribu est partie. Dans les années 1970, Cheikh Zayed finançait en fait une armée d’archéologues et d’ingénieurs agricoles impliqués dans la renaissance de Ma’arib. Aujourd’hui, en tant que pouvoir caché derrière le gouverneur Sultan al-Aradah, son fils MBZ voudrait le contrôler pour peut-être réaliser le rêve de papa. Le problème, c’est que les Houthis ne le laisseront jamais faire.
Le désert recèle tous les secrets
Essayer de décoder le puzzle yéménite, c’est comme être plongé dans un labyrinthe de miroirs de Jorge Luis Borges. En fait, une pyramide de miroirs.
A Beyrouth, j’ai eu le privilège de partager d’innombrables histoires avec mon amie la Princesse Vittoria Alliata de Sicile, incarnation de l’aristocratie cool, islamiste de renom et première traductrice italienne du « Seigneur des Anneaux » (Tolkien a beaucoup aimé la traduction).
Vittoria, qui a traduit nos conversations avec al-Emad, m’a gracieusement offert l’un des rares exemplaires restants de la première édition de 1980 de Garzanti de son fascinant « Harem » , une étude sur les femmes du monde arabe sous la forme de souvenirs de voyage. J’y ai trouvé ce passage immaculé de Hasan ibn Ahmad al-Hamdani, écrit en 935 de notre ère à Sana’a :
« Dans les sables du désert est enterrée une pyramide à l’envers ; elle contient la vérité de la race humaine. La vérité est enterrée dans les sables du désert, donc celui qui la découvre par hasard sera considéré par les hommes comme un fou avec son cerveau brûlé par la solitude et le soleil ».
Le fait que les barbares de la Maison des Saoud cherchent à détruire l’Arabie Heureuse – le siège d’une fabuleuse civilisation millénaire du désert et une réserve de connaissances – en dit long sur notre époque sordide. Les vrais Yéménites y voient clair.
En termes plus prosaïques, après l’attaque spectaculaire et révolutionnaire contre Abqaiq, le mouvement houthi, via le président du Conseil politique suprême du Yémen Mahdi al-Mashat, a offert un cessez-le-feu à MBS. Son entourage n’a accepté qu’un arrêt « partiel » de la campagne de bombardements incessants. Des opérations plus audacieuses, avec des essaims de drones et des missiles Quds-1, sont donc inévitables. Comme l’a fait remarquer Boukhaiti, ils « viseront des installations plus vitales et critiques des Saoudiens ».
Un avant-goût de ce qui nous attend est l’incendie de la gare de Djeddah – qui est la plaque tournante de plus de 7 milliards de dollars de la liaison ferroviaire à grande vitesse de 300 km de MBS vers La Mecque et Medina. La rue arabe est dévorée par les rumeurs selon lesquelles les Houthis ne s’arrêteront pas avant d’atteindre La Mecque.
En ce qui concerne les capacités du missile de croisière yéménite Quds-1, voici une superbe analyse technique, qui s’accompagne d’un aperçu crucial au vu des affirmations britanniques, allemandes et françaises selon lesquelles l’Iran est derrière les attaques pétrolières saoudiennes:
« Notamment, le Pentagone n’a pas accusé l’Iran de l’attaque et se tait, sachant très bien que le missile de croisière Quds venait du territoire houthi » .
Après Abqaiq et l’Opération Nasrallah, dire que MBS se prend un brutal retour de flammes est un euphémisme. Le bombardement incessant du Yémen pendant plus de quatre ans pendant son mandat de ministre de la Défense est son bébé Frankenstein.
À Beyrouth, j’ai également passé de nombreuses heures à discuter du bourbier interne saoudien avec des analystes de l’opposition organisée, qui dirigent le site Web The Saudi Reality.
Entre autres choses, ils ont dit que Jamal Khashoggi avait été tué parce que le consul saoudien à Istanbul avait exagéré la dose de la piqûre pour le paralyser. Puis il a été scié à la scie à os et le corps a été brûlé – donc pas étonnant qu’on ne l’ait jamais retrouvé.
L’opposition considère la dynamique interne saoudienne comme l’homme de Trump à Riyad – à cause de l’angle pétrolier – alors que la CIA, comme Khashoggi, préfère traiter avec une monarchie constitutionnelle et avoir son propre atout en main.
L’instabilité totale règne. La seule certitude est que l’offensive de plus en plus sophistiquée du mouvement houthi continuera d’être déployée en Arabie Saoudite, à moins que MBS n’abandonne sa guerre brutale. Sinon, il ferait mieux de réserver un aller simple pour Londres.
Par Pepe Escobar.
Sources : Asia Times; Traduction Réseau International