La prospérité de notre industrie de l’armement vaut bien la vie de quelques milliers d’enfants yéménites. C’est ce que répondit implicitement Manuel Valls lorsqu’on lui demanda ce qu’il pensait des bombardements saoudiens qui dévastent le Yémen et terrorisent sa population. « Est-il indécent de se battre pour nos emplois ? » répondit le premier ministre le 15 octobre 2015 sur Bfm/Tv. « Indécence », dites-vous ? A la tête d’un gouvernement qui aura généreusement distribué des armes et des médailles aux coupeurs de tête du Golfe, Manuel Valls sait de quoi il parle.
Depuis mars 2015, la « coalition » conduite par Riyad déchaîne le feu du ciel contre des civils sans défense en prétendant combattre une rébellion houthie coupable de s’être alliée avec l’ex-président Ali Abdallah Saleh contre son successeur Abd Rabbo Mansour Hadi, instrument docile de la monarchie saoudienne. Selon l’ONU, cette intervention militaire meurtrière a fait plus de 10 000 victimes. Elle a provoqué une catastrophe humanitaire, 400 000 enfants souffrant de malnutrition dans un pays dévasté par les bombardements et privé de ressources par l’embargo que lui imposent les pétromonarchies.
Dans une totale impunité, l’aviation saoudienne n’épargne ni les écoles, ni les hôpitaux, ni les cérémonies religieuses. Elle répand la terreur, elle cherche à faire plier, en la soumettant à un déluge de feu, une résistance qui infligerait une cuisante défaite aux forces coalisées si elles avaient le courage de l’affronter sur le champ de bataille. Les wahhabites, en fait, ne mènent pas une guerre contre des combattants, mais une entreprise systématique de démoralisation de la population, de destruction totale, d’arasement des infrastructures du pays.
Cette œuvre mortifère, ses auteurs la justifient en invoquant la légalité internationale.
Le mouvement « Ansarullah », en effet, a investi la capitale du pays en septembre 2014 et poussé le président Mansour Hadi à la démission en janvier 2015. Effet à retardement de la « révolution » ratée de 2011, ce succès inattendu a pris de court les Saoudiens et leurs parrains occidentaux. Décidés à intervenir dans le conflit, ils ont obtenu du conseil de sécurité de l’ONU le vote de la résolution 2216 du 14 avril 2015 condamnant la prise du pouvoir par les Houthis et affirmant la légitimité du président Hadi.
Cette décision onusienne a offert à Riyad une couverture juridique l’autorisant à frapper le Yémen sans ménagement pour vaincre la rébellion. Perversion du droit international, c’est un chèque-en-blanc qui permet au pays arabe le plus riche d’écraser sous les bombes le pays arabe le plus pauvre. Tout se passe comme si l’agresseur bénéficiait d’une sorte de permis de tuer à grande échelle, avec la bénédiction de puissances occidentales qui lui fournissent des armes en quantité illimitée tandis que la rébellion houthie se voit frappée par l’embargo.
On se demande alors quel crime le peuple yéménite a pu commettre pour endurer un tel supplice. Aurait-il commis des actes terroristes ? Certainement pas. Il est la première victime des attentats meurtriers perpétrés par Daech et Al-Qaïda, comme celui contre les mosquées chiites de Sanaa qui fit 142 morts le 20 mars 2015. Ces organisations, en revanche, ont longtemps bénéficié de l’étrange inaction de la coalition, notamment dans la région d’Al-Mukallah. Peine perdue ! Cette alliance objective sur fond de haine anti-chiite n’a pas mis les forces « loyalistes » à l’abri des attentats-suicides qui vont bientôt les frapper à leur tour en 2016.
D’où vient, alors, l’acharnement de Riyad contre le Yémen ? Selon la propagande saoudienne, il serait justifié par la complicité des Houthis avec Téhéran. Appartenant à la communauté chiite « zaydite », le mouvement « Ansarullah » servirait les ambitions géopolitiques de l’Iran. Les causes du conflit yéménite sont endogènes, l’aide fournie par les Iraniens aux rebelles est dérisoire, mais Riyad s’obstine à dénoncer l’influence malfaisante des mollahs. C’est une situation ubuesque. Les Houthis sont coupés du monde par l’embargo et bombardés par une puissante aviation, et Riyad les traite, sur leur propre sol, comme s’ils étaient des mercenaires étrangers !
Le voilà donc, son crime, à ce Yémen rebelle. Il est en cheville avec les forces du mal, il pactise avec le diable. Décidément inconscients, les Houthis admirent le Hezbollah libanais, ils soutiennent la Syrie souveraine, ils croient encore au nationalisme arabe. Pour ceux qui entendent asservir la région aux intérêts impérialistes, Sanaa est une épine dans le pied. Le Yémen a commis une faute politique qu’il va devoir expier dans la douleur. Vu de Riyad, il va falloir étouffer ce foyer de contestation d’un ordre impérial auquel se cramponnent des pétromonarchies vermoulues. L’Arabie Saoudite ne veut pas, tout simplement, d’un Yémen indépendant et unifié.
Pour ce pays martyrisé qui n’intéresse personne, on n’entendra pas de jérémiades. Ni « génocide », ni « massacre », ni « barbarie » à l’horizon dans les colonnes de la presse mainstream. Le chœur des pleureuses occidentales est aux abonnés absents. Ni « Casques blancs » financés par des fondations anglo-saxonnes, ni parlementaires français en goguette pour « éveiller les consciences », ni gauchistes indignés qui appellent à la « solidarité révolutionnaire », ni droits-de-l’hommistes qui signent héroïquement des pétitions à la pelle, rien, nada. Le Yémen est sorti des écrans-radar, rayé de la liste des causes qui en valent la peine. Il est abandonné aux criminels wahhabites par l’indécente lâcheté d’un Occident complice. Mais, qui sait, le peuple yéménite n’a peut-être pas dit son dernier mot.
Par Bruno Guigue : ex-haut fonctionnaire, analyste politique et chargé de cours à l’Université de la Réunion. Il est l’auteur de cinq ouvrages, dont « Aux origines du conflit israélo-arabe, L’invisible remords de l’Occident », L’Harmattan, 2002, et de centaines d’articles.