Dans une tribune adressée à Emmanuel Macron, la société civile libanaise lui enjoint de prendre des mesures coercitives contre les élites corrompues. Face à une situation économique désastreuse, le Liban est au bord du chaos et donc dépendant des puissances étrangères, dont la France, estime Najib Fayad analyste économique et politique libanais.
Englués dans une crise économique sans précédent, les Libanais appellent à l’aide. Dans une tribune publiée dans Le Monde, plus de 100 personnalités de la société civile libanaise demandent à la France d’agir contre la corruption des élites politiques.
Parmi les signataires figurent Karim Émile Bitar, directeur de l’Institut des sciences politiques de l’université Saint-Joseph de Beyrouth, Ghassan Salamé, politiste, ancien ministre de la Culture libanais, Paula Yacoubian, ancienne députée libanaise, ainsi que Nicolas Sarkis économiste et spécialiste du pétrole et du gaz. Face au désastre économique, la tribune dénonce les détournements de fonds, les «biens mal acquis» par cette «mafia politico-économique».
Ainsi, selon Najib Fayad économiste, analyste politique libanais et défenseur de cette initiative, la situation économique pousse la société civile à se démener pour l’avenir du pays.
«Le Liban aujourd’hui, c’est l’île aux pirates, chaque parti défend son trésor. Chacun parti remplit ses poches au détriment du peuple. Chaque semaine, le peuple descend d’un palier. Il est littéralement écrasé. L’économie est liée au politique au Liban», déplore-t-il au micro de Sputnik.
Depuis plusieurs mois, la situation économique s’aggrave. Le cours de la livre libanaise dégringole sur le marché noir, environ deux tiers de la population vit sous le seuil de pauvreté et 50% de la population est au chômage. Mais comme le précise l’économiste, «le Liban est tributaire de son environnement régional.»
Les ambassadeurs «imposent leurs conditions» au Président libanais
Une situation qui rend le pays du Cèdre dépendant du bon vouloir de ses voisins. «Le Liban a perdu toute indépendance», assène l’analyste. Pour lui, la situation actuelle résulte du positionnement antagoniste des différents partis: «quand l’un regarde à gauche, l’autre regarde à droite». Autrement dit, le Liban a la politique de ses communautés religieuses. Les chiites sont influencés par l’Iran, tandis que les sunnites se tournent vers le Qatar, l’Arabie saoudite ou la Turquie. Les chrétiens, quant à eux, sont majoritairement francophiles. Mais Najib Fayad déplore surtout «la valse des ambassadeurs».
«Dans quel pays les ambassadeurs sont-ils plus importants que le Président de la République? L’ambassadeur doit être reçu par le ministre des Affaires étrangères. Au Liban, ce sont eux qui imposent les rendez-vous, ils imposent leurs conditions. Juste après l’entretien, les médias se focalisent uniquement sur le compte rendu des ambassadeurs», souligne-t-il.
Depuis plusieurs semaines en effet, les différentes ambassades s’activent et s’entretiennent avec le Président Aoun au palais présidentiel de Baabda. L’ambassadeur saoudien Walid Boukhari, l’ambassadrice américaine Dorothy Shea et l’ambassadrice française Anne Grillo se sont ainsi dernièrement entretenus avec le Président libanais.
Or, ces rencontres ne se limitent pas à la seule personne de Michel Aoun. Chaque parti envoie des délégations à l’étranger, dans le Golfe, en Russie, en Occident. Saad Hariri, le Premier ministre désigné, était dans le Golfe pour rencontrer les partenaires arabes et il en a profité pour communiquer avec Sergueï Lavrov, en déplacement dans la région. Il est même question d’une rencontre entre Hariri et le pape François le 22 avril prochain. Finalement, il semblerait bien que chaque parti essaye de tirer à lui la couverture de l’action des puissances étrangères dans le pays. «Mais aujourd’hui, seule la France réitère son intérêt pour le Liban», précise Najib Fayad.
Les Libanais comptent encore sur la France
En effet, la tribune fait mention de l’intérêt particulier de la France pour le Liban: «Pour vous être intéressé de très près et avec tant de détermination aux souffrances des Libanais, vous êtes bien placé, Monsieur le Président, pour mesurer non seulement l’ampleur de la détresse qui les accable, mais aussi le défi gigantesque que représente pour eux la nécessité absolue de se débarrasser d’une classe politique gangrenée par la corruption.» Les liens avec la France de se démontrent plus: «sur nos passeports libanais, c’est écrit en arabe et en français, ça veut dire ce que ça veut dire», souligne l’économiste. Aujourd’hui plus que jamais, les Libanais se tournent vers la France qui «jouit tout de même d’un important capital sympathie», estime l’analyste politique.
«Personne ne nous répond aujourd’hui au Liban, il n’y a que le Président Macron qui montre un intérêt pour le Liban, c’est le seul qui est venu à deux reprises. C’est le seul qui essaye encore d’agir. Les autres ne sont plus intéressés pour des raisons politiques: notamment à cause de l’influence du Hezbollah, les pays du Golfe ont freiné leurs investissements», résume Najib Fayad.
En effet, précise-t-il, «les Américains ont une porte en Israël, les Russes en Syrie et la France au Liban, mais depuis 15 ans, il y avait un vide.» Dans sa tribune, la société civile libanaise enjoint donc à Emmanuel Macron de prendre des mesures fermes pour lutter contre la corruption. Les signataires prennent comme exemple le gel des actifs d’origine douteuse et les «biens mal acquis». Pour cela, ils proposent même de juger les responsables politiques comme «au Gabon, en Guinée équatoriale ou au Congo-Brazzaville». Ils prennent l’exemple de Rifaat el-Assad, l’oncle de l’actuel Président syrien, qui a été condamné à quatre ans de prison ferme pour détournements de fonds publics et blanchiment en bande organisée.
Paris peut-il lutter contre les «biens mal acquis» au Liban?
«Au Liban, c’est toute la classe politique qui est mouillée dans des affaires de corruption», tonne notre interlocuteur. Ainsi sans le citer nommément, la tribune critique vertement Riad Salamé, directeur de la Banque centrale du Liban depuis 1993: «les montages Ponzi à la libanaise ont été pratiqués par le gouverneur de la BDL et à l’échelle de tout un pays!» La pyramide de Ponzi est un procédé financier frauduleux qui consiste à rémunérer les investissements des anciens clients par l’argent des nouveaux entrants. À ce titre, depuis plusieurs semaines Riad Salamé est dans le viseur de la justice helvète. L’enquête porterait sur 400 millions d’euros déposés dans des comptes en Suisse. «C’est une première étape», commente Najib Fayad.
Mais pour ce qui est de la réelle influence de la France sur le Liban, il nuance tout de même le poids de l’ancienne puissance mandataire.
«Oui, la France a perdu de son influence, mais l’idée est de se servir de la France pour qu’elle puisse faire pression auprès de ses alliés régionaux européens ainsi qu’auprès des Américains et des Saoudiens. Quoi qu’on dise, la France a son droit de veto à l’Onu: il faut que Paris négocie avec les autres pays», estime-t-il.
La France souhaite-t-elle pourtant peser de tout son poids dans le dossier libanais? Malgré son attitude offensive, son alignement de plus en plus visible sur Riyad et Washington permet d’en douter. Comme le précisait Michel Fayad au micro de Sputnik, «la France est dans l’obligation de coopérer avec les États-Unis et avec l’Arabie saoudite. Elle se coordonne parce qu’elle ne pèse plus au Liban, le pouvoir est aujourd’hui entre les mains des Américains, des Arabes et des Iraniens et plus des Français.»
Source: Sputnik