En Algérie, certains départements ministériels ont décidé de passer à l’utilisation exclusive de la langue arabe tout en introduisant l’anglais. Un choix qui se fait au détriment de la langue française, mais qui est imposé par une loi partiellement appliquée depuis sa promulgation durant les années 1990.
Les autorités algériennes semblent avoir engagé une nouvelle opération « d’arabisation » tous azimuts. Les ministères du Travail, de la Formation professionnelle et celui de la Jeunesse et des Sports ont récemment adressé des notes internes afin d’utiliser « exclusivement » la langue arabe dans « tous les correspondances, rapports, procès-verbaux de réunions et tout autre document ».
L’usage exclusif de la langue arabe pour remplacer la langue française est un débat qui revient de manière cyclique en Algérie. Sauf que cette fois-ci, cette campagne intervient dans un contexte de fortes tensions entre les gouvernements algérien et français.
« Aberration »
Contre toute attente, cette obligation est entrée presque par effraction dans la santé, secteur au sein duquel le français est la langue « officielle » de l’ensemble des professionnels.
Le mardi 26 octobre 2021, la direction d’un établissement de santé publique de la ville de Guelma (500 km à l’est d’Alger) a adressé une correspondance au président de l’ordre des médecins et aux chefs de service afin d’exiger des praticiens « l’utilisation exclusive de la langue arabe dans la rédaction des ordonnances et des rapports médicaux ».
Une « aberration » selon le docteur Mohamed Yousfi, président du Syndicat national des praticiens spécialistes de la Santé publique (SNPSSP), dans une déclaration à Sputnik.
« En Algérie, l’enseignement de la médecine se fait exclusivement en langue française. C’est valable également pour le personnel paramédical. On ne peut pas exiger aux médecins de rédiger des prescriptions, des rapports médicaux ou encore des correspondances à leurs confrères en langue arabe. Il est impossible de demander à des professionnels de la santé de changer de langue de travail du jour au lendemain », a martelé le docteur Mohamed Yousfi.
Le président du SNPSSP tient cependant à préciser que l’usage exclusif de la langue arabe dans les correspondances administratives est une « obligation légale ».
En fait, le processus de généralisation de la langue arabe en Algérie est passé par plusieurs étapes. Il a débuté durant les années 1970 par le secteur de l’éducation nationale, l’administration et la justice.
Il a ensuite ciblé l’enseignement supérieur, notamment les sciences humaines et sociales.
Le processus est passé à une vitesse supérieure en 1991 lorsque le Président Chadli Bendjedid a décidé de faire adopter la loi portant généralisation de l’utilisation de la langue arabe.
Le but de ce texte était « la promotion et la protection de la langue arabe et veiller à sa pureté et à sa bonne utilisation ».
« Les administrations publiques, les institutions, les entreprises et les associations, quelle que soit leur nature, sont tenues d’utiliser la seule langue arabe dans l’ensemble de leurs activités telles que la communication, la gestion administrative, financière, technique et artistique », lit-on dans l’article 4.
Cette loi impose une série de mesures dans tous les domaines afin d’imposer l’arabisation.
C’est également valable pour le secteur de la santé: « Les rapports, analyses et ordonnances médicales sont établis en langue arabe. Toutefois et à titre exceptionnel, ils peuvent être établis en langue étrangère jusqu’à l’arabisation définitive des sciences médicales et pharmaceutiques (article38) ».
Poussé à la démission, le Président Chadli est remplacé par Mohamed Boudiaf qui revient d’un long exil au Maroc.
Désigné à la tête du Haut Comité d’État (HCE), il décide de geler l’application de la loi de 1991 « jusqu’à réunion des conditions nécessaires ». Il signe le décret 92/02 quelques jours avant son assassinat le 29 juin 1992.
La loi portant généralisation de l’utilisation de la langue arabe revient à nouveau sur scène en 1996 à la faveur d’une ordonnance présidentielle signée par le Président Lamine Zeroual.
Le texte apporte quelques modifications à la version de 1991, mais impose toujours l’usage de la langue arabe dans tous les domaines.
Il est cependant précisé que « l’enseignement total et définitif en langue arabe dans tous les établissements de l’enseignement supérieur sera dispensé dans un délai n’excédant pas le 5 juillet de l’an 2000 ».
L’application de cette mesure étant du ressort du Conseil supérieur de la langue arabe, il est évident que cette institution n’a pas joué pleinement son rôle et que l’arabe n’a pas pu remplacer le français dans plusieurs spécialités universitaires, dont la médecine et la pharmacie.
Sur les réseaux sociaux, la question du « tout arabe » est battue en brèche par certains sceptiques qui publient une scène du film L’Oranais du réalisateur Lyes Salem.
L’exemple rwandais
Il existe peu de données officielles sur le nombre de personnes qui maîtrisent la langue française en Algérie.
En 2008, lors du recensement général de la population, l’Office national des statistiques (ONS) avait relevé que 11,2 millions d’Algériens avaient déclaré lire et écrire le français. Cela représenterait donc un tiers de la population de l’époque.
L’Algérie, qui ne fait pas partie de l’Organisation internationale de la francophonie (OIF), serait ainsi le troisième pays au monde qui compterait le plus de francophones après la France et le Congo.
Depuis quelques années, l’idée de remplacer le français par l’anglais comme première langue étrangère commence à faire débat. Selon Fayçal Sahbi, sémiologue, maître de conférences à l’université d’Oran, il est possible de remplacer une langue étrangère par une autre. « L’exemple rwandais est là pour l’illustrer », dit-il.
« Le remplacement d’une langue étrangère, fut-elle importante dans le paysage linguistique d’un pays, par une autre est le plus souvent un choix dicté à la fois par une volonté politique, mais aussi sociétale. Mais dans le cas algérien, la question est encore plus complexe. La proposition d’instaurer l’anglais est souvent, pour certains, une stratégie pour éliminer le français.
À l’opposé aussi, nombreux sont ceux, parmi les élites francophones, qui prônent une ‘langue’ algérienne comme stratégie de défense contre l’arabe », indique-t-il.
Pour Fayçal Sahbi, les tensions autour de la « première langue étrangère » en Algérie sont un des aspects « d’une lutte de pouvoir entre deux projets de société et deux élites ».
« L’une tente de le sauvegarder tandis que l’autre pense que son heure a sonné pour le conquérir. C’est pour cela aussi que le débat suscite autant de passions. Car, que ce soit l’une ou l’autre langue, c’est le seul argument de certains pour ‘exister’ ».
Le sémiologue estime qu’il est nécessaire d’avoir un débat « dépassionné et totalement désintéressé » autour de la langue. « Mais c’est loin d’être le cas actuellement », constate-t-il.
Source: Avec Sputnik