Trois c’est pas beaucoup : Le sommet Iran-Russie de cette semaine, qui s’est déroulé en même temps que les exercices militaires du RIC dans la mer d’Oman, en prévision d’une rencontre Xi-Poutine dans deux semaines, suggère une vision stratégique à évolution rapide pour les trois puissances eurasiatiques.
La visite officielle en Russie du président iranien Ebrahim Raïssi, à l’invitation de Vladimir Poutine, a généré l’une des images géopolitiques les plus étonnantes du XXIe siècle : Raïssi effectuant ses prières de l’après-midi au Kremlin.
Plus que les heures de discussions approfondies sur les dossiers géopolitiques, géoéconomiques, énergétiques, commerciaux, agricoles, de transport et aérospatiaux, cette image restera gravée dans tous les pays du Sud comme un symbole approprié du processus continu et inexorable d’intégration eurasiatique.
Raïssi s’est rendu à Sotchi et à Moscou prêt à offrir à Poutine une synergie essentielle pour faire face à un Empire unipolaire en déclin, de plus en plus enclin à l’irrationalisme. Il a été clair dès le début de ses trois heures de discussions avec Poutine : notre relation renouvelée ne devrait pas être « à court terme ou positionnelle – elle sera permanente et stratégique ».
Poutine a dû se délecter des torrents de sens contenus dans l’une des déclarations factuelles de Raïssi : « Nous résistons aux Américains depuis plus de 40 ans ».
Pourtant, beaucoup plus productif fut le document sur la coopération stratégique entre l’Iran et la Russie que Raïssi et son équipe ont présenté aux responsables russes.
Raïssi a souligné que cette feuille de route « peut déterminer la perspective pour au moins 20 ans à venir », ou du moins clarifier « l’interaction stratégique à long terme entre la République islamique d’Iran et la Fédération de Russie ».
Le ministre des Affaires étrangères, Hossein Amir-Abdollahian, a confirmé que les deux présidents ont chargé leurs principaux diplomates de travailler sur la feuille de route. Il s’agit en fait d’une mise à jour d’un précédent traité de coopération de 20 ans signé en 2001, qui devait initialement durer 10 ans, puis être prolongé deux fois de cinq ans.
L’un des éléments clés du nouveau partenariat stratégique de 20 ans entre les deux voisins sera certainement un réseau de compensation basé en Eurasie, conçu pour concurrencer SWIFT, le système mondial de messagerie entre banques.
En commençant par la Russie, l’Iran et la Chine (RIC), ce mécanisme a le potentiel d’unir les nations membres de l’Organisation de Coopération de Shanghai (OCS), de l’Union économique eurasiatique (UEE), de l’ANASE, des BRICS et d’autres organisations régionales de commerce et de sécurité. Le poids géoéconomique combiné de tous ces acteurs en attirera inévitablement beaucoup d’autres dans les pays du Sud et même en Europe.
La base existe déjà. La Chine a lancé son Système de Paiement interbancaire transfrontalier (CIPS) en 2015, en utilisant le yuan. La Russie a développé son Système de Transfert de Messages financiers (SPFS). Construire un système financier russo-chinois indépendant en reliant les deux ne devrait pas être un problème. La principale question est de choisir la monnaie standard – peut-être le yuan.
Une fois le système mis en place, c’est parfait pour l’Iran, qui souhaite vivement accroître ses échanges avec la Russie mais reste handicapé par les sanctions américaines. L’Iran a déjà signé des accords commerciaux et participe à un développement stratégique à long terme avec la Russie et la Chine.
La nouvelle feuille de route
Lorsqu’Amir-Abdollahian a décrit la visite de Raïssi en Russie comme un « tournant dans la politique de bon voisinage et de regard vers l’Est », il a donné la version courte de la feuille de route suivie par la nouvelle administration iranienne : « une politique centrée sur le voisinage, une politique centrée sur l’Asie avec un regard vers l’Est, et une diplomatie centrée sur l’économie ».
En revanche, la seule « politique » déployée de facto par l’Occident collectif contre la Russie et l’Iran est celle des sanctions. L’annulation de ces dernières figures donc en tête des priorités de Moscou et de Téhéran. L’Iran et l’UEE ont déjà conclu un accord temporaire. Ce dont ils ont besoin, le plus tôt sera le mieux, c’est de devenir des partenaires à part entière dans une zone de libre-échange.
Alors que Amir-Abdollahian a fait l’éloge de la résolution des différends avec les voisins, tels que l’Irak et le Turkménistan, et d’une reconfiguration de l’échiquier diplomatique avec Oman, le Qatar, le Koweït, les Émirats arabes unis et même l’Arabie saoudite, le président Raïssi – en s’adressant à la Douma – a choisi de détailler des complots étrangers complexes visant à envoyer des réseaux de terroristes takfiris vers de « nouvelles missions du Caucase à l’Asie centrale ».
Comme l’a dit Raïssi, « l’expérience a montré que seule la pensée islamique pure peut empêcher la formation de l’extrémisme et du terrorisme takfiri ».
Raïssi n’a pas ménagé l’Empire : « La stratégie de domination a désormais échoué, les États-Unis sont dans leur position la plus faible et le pouvoir des nations indépendantes connaît une croissance historique ».
Et il a certainement séduit la Douma avec son analyse de l’OTAN :
« L’OTAN est engagée dans la pénétration dans les espaces géographiques de différents pays sous prétexte de les protéger. Là encore, ils menacent les États indépendants. La diffusion du modèle occidental, l’opposition aux démocraties indépendantes, l’opposition à l’auto-identification des peuples – c’est précisément l’agenda de l’OTAN. Ce n’est qu’une tromperie, nous voyons la tromperie dans leur comportement, qui mènera finalement à leur désintégration ».
Le thème principal de Raïssi est la « résistance », et cela s’est imprimé dans toutes ses réunions. Il a dûment mis l’accent sur les résistances afghane et irakienne : « À l’époque moderne, le concept de résistance joue un rôle central dans les équations de dissuasion ».
La République islamique d’Iran, c’est cette résistance : « Au cours des différentes périodes historiques du développement de l’Iran, chaque fois que notre nation a brandi l’étendard du nationalisme, de l’indépendance ou du développement scientifique, elle a dû faire face aux sanctions et aux pressions des ennemis de la nation iranienne », a souligné Raïssi.
En ce qui concerne le JCPOA, alors que le nouveau cycle de négociations à Vienne est, à toutes fins pratiques, toujours enlisé, Raïssi a déclaré que « la République islamique d’Iran est sérieuse pour parvenir à un accord si les autres parties sont sérieuses pour lever les sanctions de manière efficace et opérationnelle ».
JCPOA : la même attitude de Trump
Le professeur Mohammad Marandi de l’Université de Téhéran, actuellement à Vienne en tant que conseiller de haut niveau de la délégation iranienne, compare son expérience avec les négociations initiales du JCPOA en 2015, alors qu’il était observateur. Marandi note qu’en ce qui concerne les Américains, « c’est la même mentalité. Nous sommes le patron, nous avons des privilèges spéciaux ».
Il souligne qu’« un accord n’est pas imminent ». Les Américains refusent de fournir des garanties : « Le principal problème est l’étendue des sanctions, ils veulent en garder beaucoup en place. En fait, ils ne veulent pas du JCPOA. En gros, c’est la même attitude que pendant Trump ».
Marandi propose des solutions pratiques. Supprimer toutes les sanctions à pression maximale. Accepter « un processus de vérification raisonnable si vous n’avez pas l’intention de tromper à nouveau le peuple iranien ». Fournir des assurances pour que « les Iraniens sachent que vous ne violerez pas à nouveau l’accord. L’Iran n’acceptera pas de menaces ou de délais pendant les négociations ». Il est peu probable que les Américains acceptent un jour l’une des propositions ci-dessus.
Le contraste entre les administrations Raïssi et Rouhani est saisissant : « Dans l’espoir d’obtenir quelque chose de l’Occident, l’administration précédente a gaspillé de sérieuses opportunités avec la Chine et la Russie. Aujourd’hui, c’est une histoire complètement différente », affirme Marandi.
L’angle chinois est assez intriguant. Marandi note qu’Amir-Abdolliahan vient de rentrer de Chine et que la seule nation d’Asie occidentale sur laquelle les Chinois peuvent compter est l’Iran. Cela fait partie intégrante de leur accord stratégique de 20 ans, dont de nombreuses facettes positives devraient être adoptées par le mécanisme Russie-Iran.
Les contours d’un monde nouveau
L’essentiel de l’exposé de Raïssi à la Douma est que l’Iran a gagné des batailles sur deux fronts différents : contre le terrorisme djihadiste salafiste et contre la campagne américaine de pression économique maximale.
Et cela place l’Iran en très bonne position en tant que partenaire russe, avec son « vaste potentiel économique, notamment dans les domaines de l’énergie, du commerce, de l’agriculture, de l’industrie et de la technologie ».
Concernant sa position géoéconomique, Raïssi a noté comment « la situation géographique privilégiée de l’Iran, en particulier dans le corridor nord-sud, peut rendre le commerce de l’Inde vers la Russie et l’Europe moins coûteux et plus prospère ».
En 2002, la Russie, l’Iran et l’Inde ont signé un accord visant à établir le Corridor international de Transport Nord-Sud (INSTC), un réseau de transport multimodal de marchandises (bateau, rail, route) de 7200 km reliant l’Inde, l’Iran, l’Afghanistan, l’Azerbaïdjan, la Russie et l’Asie centrale à l’Europe en tant que corridor de transport alternatif au canal de Suez. Aujourd’hui, Poutine et Raïssi veulent donner un élan maximal à l’INSTC.
La visite de Raïssi a eu lieu juste avant le début d’un exercice conjoint crucial, dont le nom de code est « Ceinture de Sécurité maritime 2022 », dans la mer d’Oman, au nord de l’océan Indien, avec des unités maritimes et aéroportées des marines iranienne, chinoise et russe.
La mer d’Oman est reliée au détroit ultra-stratégique d’Ormuz, qui est relié au golfe Persique. Les adeptes de la stratégie « indo-pacifique » du Pentagone ne seront guère amusés.
Tout ce qui précède indique une interconnexion plus profonde. La rencontre Poutine-Raïssi précède de deux semaines la rencontre Poutine-Xi, qui aura lieu au début des Jeux olympiques d’hiver à Pékin et qui devrait permettre de faire passer le partenariat stratégique Russie-Chine à un niveau supérieur.
Un nouvel ordre dirigé par l’Eurasie et englobant la grande majorité de la population mondiale est une œuvre en pleine évolution. Le fait que la Chine se serve de l’Eurasie comme d’une grande scène pour renforcer son rôle mondial, parallèlement à l’interaction sino-russe-iranienne qui évolue rapidement, a des implications plus grandes que nature pour les gardiens occidentaux de l’« ordre impérial fondé sur des règles ».
La désoccidentalisation de la mondialisation, du point de vue de la Chine, implique une terminologie totalement nouvelle (« communauté de destin partagé »). Et il n’y a guère d’exemples plus flagrants de « communauté de destin » que son interconnexion plus profonde avec la Russie et l’Iran.
L’une des questions géopolitiques cruciales de notre époque est de savoir comment s’articulera une hégémonie émergente, prétendument chinoise. Si les actes sont plus éloquents que les paroles, alors l’hégémonie chinoise semble relâchée, malléable et inclusive, et diffère radicalement de celle des États-Unis. D’une part, elle concerne la majorité absolue des pays du Sud, qui seront impliqués et se feront entendre.
L’Iran est l’un des leaders du Sud global. La Russie, profondément impliquée dans la désoccidentalisation de la gouvernance mondiale, occupe une position unique – diplomatiquement, militairement, en tant que fournisseur d’énergie – en tant que lien spécial entre l’Est et l’Ouest : le pont eurasien irremplaçable et le garant de la stabilité du Sud global.
Tout cela est en jeu aujourd’hui. Il n’est pas étonnant que les dirigeants des trois principales puissances eurasiatiques se rencontrent et discutent en personne, en l’espace de quelques jours seulement.
Alors que l’axe atlantiste se noie dans l’orgueil, l’arrogance et l’incompétence, bienvenue dans les linéaments du monde eurasien et post-occidental.
Par Pepe Escobar
Sources : the Cradle; traduction Réseau International