La confusion dans la lecture du comportement politique du leader de Hayat Tahrir al-Sham, Ahmed al-Charaa (Alias Abou Mohamad al-Jolani), ne vient pas du fait qu’il tient des propos difficiles à comprendre, mais du fait qu’il vient du monde de l’islam politique djihadiste, dont les bases intellectuelles et la jurisprudence sont censées l’empêcher de dire la plupart des choses qu’il dit aujourd’hui. À ce stade, la question se tourne vers la réalité du changement qui s’est produit dans son esprit au cours des dix dernières années, sachant que ses adversaires disent qu’il s’appuie sur le principe de « l’autonomisation d’abord ».
Si les chercheurs en sciences politiques estiment que les forces de la coalition syrienne, en particulier les forces islamistes, dont les origines idéologiques remontent aux Frères musulmans, sont les plus proches du parrain turc, les développements qui ont eu lieu en Irak, au Levant, ainsi qu’en Afrique du Nord, indiquent qu’Ankara agit conformément à des calculs d’un autre genre. Le président turc Recep Tayyip Erdogan, qui ne cache pas sa volonté de restaurer le Califat, a trouvé que l’affaire n’était pas aussi facile qu’il le pensait, alors il a continué à s’asseoir sous le portrait de Kamal Atatürk, même s’il le maudit après chaque prière.
Du coup, il n’est pas possible de s’appuyer sur le même mécanisme d’analyse pour comprendre ce qui se passe en Syrie. Il est vrai que n’importe quel observateur peut se détendre, lire les problèmes de ce pays et examiner le nombre de parties qui s’ingèrent dans ses affaires, des grands aux petits pays, jusqu’à ce qu’il dise que la tâche d’unifier la Syrie sous la bannière du nouveau pouvoir sera une tâche presque impossible. Mais est-ce un destin inévitable ?
Dans le cas spécifique de al-Charaa, il n’est peut-être pas logique de se fier uniquement à ce qu’il dit dans les médias. Parce que jusqu’à présent, il n’a pas parlé au peuple syrien. Toutes ses déclarations et interviews à la presse s’adressent au monde extérieur. À l’Occident en premier, aux États du Golfe en second, à Israël troisièmement et aux pays voisins quatrièmement. Sans négliger les parties influentes en Syrie, y compris les pays qu’il a combattus, comme l’Iran, la Russie et même l’Irak. Tout ce qu’Al-Sharaa a dit jusqu’à présent vise à montrer clairement qu’il n’est pas l’homme que vous avez connu auparavant. Il a été très franc en annonçant la fin de la révolution syrienne au moment de la chute de Bachar al-Assad. Il n’était pas non plus très faible face à l’Occident. Il exprime avec force son désir d’entretenir de bonnes relations avec le monde, mais il a été contraint à plusieurs reprises de dire qu’il n’attendra pas que le monde le croie, car il se soucie désormais du bon déroulement de ses affaires avec le peuple syrien.
Il a néanmoins identifié un certain nombre de constantes qui semblent faire l’unanimité au sein de la majorité des forces du nouveau gouvernement :
Premièrement : la Syrie se trouve dans une position qui ne lui permet de se quereller avec personne et elle est confrontée à des défis internes qui l’obligent à se lier d’amitié avec tout le monde, afin d’assurer sa stabilité et d’obtenir un environnement amical pour sa reconstruction.
Deuxièmement : la Syrie reconnaît Israël comme un État, même si le moment n’est pas venu d’établir une relation avec lui. Al-Sharaa a parlé calmement des accords entre l’État syrien et Israël et du fait que les Nations Unies sont le régulateur des relations frontalières. Il a ajouté que la nouvelle Syrie n’envisage pas de combattre Israël. Il est même allé jusqu’à assurer que ceux qui menacent Israël ont été expulsés de Syrie, citant nommément l’Iran et le Hezbollah. Il avait aussi pris l’initiative d’informer les Palestiniens de la nécessité de rendre leurs armes.
Troisièmement : Al-Charaa n’a fait aucune déclaration sur ce qui se passe dans la bande de Gaza, ni sur l’agression contre le Liban. Il n’a pas mentionné le mouvement Hamas ni la résistance palestinienne, ni déclaré son soutien à la résistance contre Israël, ni en Palestine ni à l’extérieur. Tout ce qu’il répétait avant la chute du régime, à propos de Jérusalem et de la mosquée Al-Aqsa, est complètement absent de son discours. Il agit comme s’il ne s’attendait pas à ce qu’un Syrien lui demande des comptes, d’autant que les forces de la résistance ne l’ont pas du tout réprimandé.
Quatrièmement : Al-Charaa a explicitement déclaré qu’il souhaitait que les relations avec l’Occident soient réalistes. Il appelle l’Occident à suspendre les sanctions contre lui et contre la Syrie, et il est prêt à prendre en compte les déclarations générales des pays occidentaux sur les droits des individus et des minorités (qui, selon lui, ne relèvent pas des préoccupations des gouvernements occidentaux). Il a déclaré que la nouvelle Syrie ne sera une source de désagrément pour personne dans le monde, et qu’il n’y aura donc pas d’exportation de la révolution, ni d’adhésion au terrorisme tel que le conçoit l’Occident, et il n’y aura pas d’abri pour les ennemis d’Israël. En outre, il a annoncé la dissolution du système socialiste et les restrictions qui existaient (quoiqu’en théorie) sous le régime précédent, et s’est déclaré prêt (selon des informations sur des réunions tenues dans l’ombre avec des responsables de son gouvernement) à ouvrir la porte aux investissements étrangers, même si cela impliquait d’entrer dans un processus de privatisation.
Cinquièmement : Al-Charaa a promis au monde qu’il laisserait la place à des mécanismes permettant au peuple syrien de choisir ses représentants au pouvoir, parlant généralement d’une nouvelle constitution et de nouvelles lois, maintenant la question des règles de la charia islamique dans un espace d’ambiguïté. Non pas parce qu’il ne veut pas irriter l’Occident s’il parle de sa nécessité, mais plutôt parce que la « recette turque » lui permet de diriger un parti islamique et d’assumer le gouvernement d’un État civil. Il est en mesure de proposer des prescriptions juridiques qui permettent l’adoption de « règles législatives basées sur l’esprit du texte islamique » sans susciter la colère de ceux qui estiment ne pas être obligés de le faire.
Tout ce qui précède nous ramène à la question centrale : sommes-nous confrontés à un modèle syrien du Parti de la justice turc ?
Ce qui est certain, c’est qu’al-Charaa se trouve face à une échéance centrale. La discussion ici ne porte pas sur la méthode de formation du Comité de dialogue national, ni sur le type de règlements permettant à l’ensemble de l’opposition syrienne d’être représenté dans les institutions de gouvernance, mais plutôt sur une mission centrale pour tout projet destiné à survivre longtemps dans un pays comme la Syrie. Il s’agit ici du mécanisme permettant de construire des institutions militaires et sécuritaires en Syrie. Le slogan « unifier les armes entre les mains de l’État » avait déjà été imposé par Al-Sharaa avec le fer et le feu dans les zones gouvernées par Hayat Tahrir al-Sham à Idlib, lorsque celui-ci menait la bataille pour « l’unification du fusil djihadiste » et a renversé tous ceux qui tentaient de rester en dehors de son autorité. C’est ce qu’il veut réaliser aujourd’hui, et c’est pourquoi il a besoin d’une coopération extérieure qui ne s’arrête pas aux frontières de la Turquie et du Qatar. Il a surtout besoin de l’aide de Washington pour régler la question kurde d’un côté, et empêcher de l’autre Israël d’inciter les Druzes à réclamer leur autonomie.
Il ne voudrait pas entrer dans un affrontement avec la Jordanie, les Émirats et l’Arabie Saoudite, qui pourraient encourager les factions qui les soutiennent, que ce soit dans le sud de la Syrie ou dans certaines zones du désert ou du nord-est, en plus de les tribus proches de la frontière avec l’Irak, qui sont nombreuses. Al-Charaa pense toutefois qu’elles ne sont pas capables de s’unir pour lui. Cependant, il partira d’un point initial concernant les combattants de Hayat Tahrir al-Hayat et ceux de l’Armée nationale, afin de former le noyau d’une force militaire capable de contraindre ces factions à rendre les armes, volontairement ou par la force, si nécessaire.
Tout ce qui précède rend difficile la prévision de l’issue des choses, mais il n’est peut-être pas judicieux d’affirmer à l’avance qu’un affrontement se produira inévitablement, car s’appuyer sur cette hypothèse pourrait donner naissance à des politiques qui compliqueraient encore plus la scène syrienne qu’elle ne l’est maintenant.
Sachant qu’il est nécessaire que ceux qui aiment ou détestent al-Charaa reconnaissent que la majorité syrienne reste aujourd’hui fidèle à son idée de neutralité et cherchent à redonner vie à un pays dans lequel seules quelques structures de pouvoir subsistent et où personne n’était capable de les faire vivre plus longtemps.
Ibrahim al-Amine: Rédacteur en chef du quotidien libanais al-Akhbar.
Source: Média