Il ne reste que peu de choses du secteur de la pêche à Gaza, dévasté par la guerre et des années de blocus israélien. Pourtant, les pêcheurs s’accrochent à leur gagne-pain.
Depuis 17 mois, Ahmed Al-Hissi, un pêcheur de 54 ans du camp de réfugiés d’Al-Shati à Gaza, n’a pas touché à sa canne à pêche. Elle est restée dans l’entrepôt près du port où il l’a rangée peu après l’offensive d’Israël sur la bande de Gaza, et il n’a pas osé la ressortir, même après le cessez-le-feu.
“Nous formons de grandes familles et la pêche est notre seule source de revenus”, a-t-il confié à +972 Magazine. “Nous attendons toujours que l’armée [israélienne] nous autorise à pêcher”.
Depuis des années, les pêcheurs de Gaza doivent composer avec des zones de pêche de plus en plus restreintes, conséquence du blocus imposé par Israël sur le territoire. Mais après le 7 octobre, le secteur s’est brutalement figé, les navires de la marine israélienne n’hésitant pas à ouvrir le feu sur quiconque tentait de prendre la mer.
“Mes fils ont essayé de pêcher depuis la plage, et ils se sont quand même fait tirer dessus”, raconte Al-Hissi.
Après l’entrée en vigueur du cessez-le-feu en janvier, Al-Hissi, qui pêche depuis son adolescence, est retourné au port avec ses fils dans l’espoir de recommencer à travailler. Ils ont découvert un paysage de désolation : tous les bateaux du port ont été détruits.
“Il ne reste plus rien” dit-il. “Cela veut dire repartir de zéro”.
En effet, il ne reste pratiquement rien des activités de pêche autrefois florissantes de Gaza après un an et demi de bombardements israéliens. Nizar Ayyash, le responsable du syndicat des pêcheurs de Gaza, estime les préjudices causés aux activités de pêche à environ 75 millions de dollars. Selon le ministère de l’Agriculture, Israël a tué au moins 200 pêcheurs et continue de menacer de les prendre pour cible et de les tuer, même depuis le début du cessez-le-feu.
Un père et ses fils pêchent sur la plage de Deir Al-Balah, dans le centre de la bande de Gaza, le 7 décembre 2024. (© Ruwaida Amer)
Al-Hissi connaît ces dangers mieux que personne : deux de ses fils ont été abattus par les forces israéliennes en mer, respectivement en 2017 et 2021.
“Sous l’occupation israélienne, ce métier a toujours été dangereux pour nous”, explique-t-il. “Même avant la guerre”.
Rajab Abu Ghanem, 51 ans, possédait un grand bateau de pêche sur lequel il a pris la mer tous les jours pendant des décennies. Il pouvait voir la mer depuis sa maison dans le quartier côtier aisé de Sheikh Ijlin, au sud de la ville de Gaza.
“J’y vis depuis mon enfance”, a-t-il raconté à +972. “Jour et nuit, je vivais l’air marin, et je n’avais que dix pas à faire pour être sur la plage”.
Quand la guerre a commencé, Abu Ghanem et sa famille ont été déplacés vers le camp d’Al-Mawasi, près de Khan Younis, dans le sud de la bande de Gaza. Là-bas, il lui arrivait de se promener en bord de mer et de voir des pêcheurs sur de minuscules embarcations qui tentaient d’attraper ce qu’ils pouvaient avec des filets et des cannes.
“L’armée israélienne n’arrêtait pas de leur tirer dessus, et là où ils jetaient leurs filets, le poisson était rare”, se souvient-il.
À son retour dans le nord de Gaza après le cessez-le-feu, Abu Ghanem a retrouvé sa maison sérieusement touchée, et son bateau détruit. Par crainte d’être attaqué par des navires de guerre israéliens, il a toujours préféré rester à l’écart de l’eau.
“Avant, je travaillais sur mon bateau avec mes enfants”, regrette-t-il. “Je n’arrive pas à croire que je n’ai pas pris la mer depuis un an et demi. Je pleure tous les jours en regardant le large sans pouvoir y aller”.
Du blocus à la guerre
Le secteur de la pêche à Gaza est en déclin depuis 1993, date à laquelle les accords d’Oslo ont réduit les zones de pêche autorisées au large de la côte de l’enclave. Alors que l’accord fixait la limite à 20 milles [37 km] du rivage, Israël n’a jamais autorisé les pêcheurs palestiniens à s’aventurer au-delà de 15 milles, et a périodiquement imposé des restrictions encore plus drastiques. Évidemment, de telles contraintes ont limité l’éventail des diverses espèces de poissons, et les pêcheurs ont dû se rabattre sur des poissons plus petits, au détriment de l’équilibre de la vie marine.
Un pêcheur palestinien présente ses prises près de la plage de Deir Al-Balah, au centre de la bande de Gaza, le 7 décembre 2024. (© Ruwaida Amer)
L’industrie de la pêche a été paralysée par le blocus imposé par Israël depuis 2007, et par les activités des compagnies gazières américaines et israéliennes opérant près des côtes de Gaza. Les navires de la marine israélienne ont régulièrement attaqué les pêcheurs palestiniens, les ont détenus illégalement et ont confisqué leurs bateaux.
Malgré ces épreuves, le nombre de pêcheurs enregistrés travaillant à Gaza est passé à 4 900 au cours des mois précédant la guerre, et 1 500 autres Palestiniens étaient employés dans des activités connexes telles que la préparation du poisson, dans des usines fabriquant de la glace ou le commerce du poisson. Mais selon M. Ayyash, du syndicat des pêcheurs, cette croissance s’expliquait principalement par le manque d’autres perspectives d’emploi dans la bande de Gaza.
Aujourd’hui, tout a disparu. Les bombardements d’Israël ont détruit la plupart des bateaux de pêche de Gaza et empêché les pêcheurs de s’approcher du rivage.
Certains, cependant, comme Subhi Nayef Abu Rayala, 35 ans, n’ont pas renoncé malgré le danger. Déplacé d’Al-Shati, au nord, à Rafah puis à Deir Al-Balah, au sud, sans son équipement ni son bateau, il a rejoint des pêcheurs locaux prêts à braver leurs propres peurs pour aller pêcher ce qu’ils pourraient dans des eaux peu profondes.
“J’avais peur, mais je suis pêcheur et je ne survivrais pas sans la mer”, a-t-il dit à +972.
Avant la guerre, Abu Rayala sortait en bateau la nuit, aux heures les plus propices. Mais après le 7 octobre, sortir la nuit était synonyme de condamnation à mort.
“Nous sortions de jour pour que les navires israéliens voient que nous ne faisions que pêcher près du rivage”, a-t-il expliqué.
Chaque matin, Abu Rayala scrute l’horizon à la recherche de patrouilleurs israéliens.
“S’ils sont là, je ne sors pas, sinon, j’y vais”, dit-il. “Quand on revient de la pêche, on est accueillis sur la plage par des gens qui veulent acheter du poisson, car pendant des mois, il n’y a pas eu d’autre source de protéines à Gaza”.
Mais la plupart des poissons les plus riches en substances nutritives, a-t-il fait remarquer, nagent à des profondeurs auxquelles ils ne peuvent pas accéder sans danger.
Un pêcheur répare ses filets sur la plage de Deir Al-Balah, dans le centre de la bande de Gaza, le 7 décembre 2024. (©Ruwaida Amer)
Depuis son retour dans le nord après le cessez-le-feu, Abu Rayala n’est toutefois pas reparti en mer.
“Je pensais que cela faciliterait les choses, mais c’est tout le contraire qui s’est produit”, a-t-il déclaré à +972. “On risque sa vie en s’approchant de l’eau”.
“S’il faut quitter la mer, nous mourons”
Ismail Abu Jiab, 35 ans, est pêcheur à Gaza depuis maintenant 16 ans. Il possédait un grand bateau et employait quatre personnes, mais son activité a été dévastée par les bombardements d’Israël.
“Dès le début de la guerre, tous les grands bateaux ont été bombardés et brûlés”, se souvient-il.
Pour essayer de survivre, Abu Jiab et son ami ont continué à travailler avec le matériel qu’ils ont pu récupérer, gagnant moins de 10 NIS (2,75 dollars) par jour.
“Nous avons repris tout l’ancien matériel : le bateau à aubes d’il y a 20 ans et des filets déchirés et usés” dit-il. “Nous travaillions une journée, puis nous faisions une pause de dix jours, car le matériel n’aurait pas tenu le coup sinon”.
Même en pêchant près du rivage, Abu Jiab et ses collègues pêcheurs sont constamment harcelés par les garde-côtes israéliens. Des patrouilleurs naviguent à proximité, tirant sur les pêcheurs ou abîmant leurs bateaux. De plus, la fermeture des checkpoints par Israël empêche toute arrivage d’essence et de fibre de verre, et la réparation ou l’entretien des bateaux.
“J’ai huit enfants à nourrir”, soupire Abu Jiab. “Personne ne se soucie de nous, ni les institutions locales ni les organisations internationales”.
Ismail Abu Jiab prépare des filets de pêche avec d’autres pêcheurs sur la plage de Deir Al-Balah, au centre de la bande de Gaza, le 7 décembre 2024. (© Ruwaida Amer)
En décembre 2024, alors que l’hiver s’installait et que les vagues commençaient à inonder les tentes des Palestiniens déplacés réfugiés sur la plage de Deir Al-Balah, Abu Jiab et ses collègues pêcheurs ont vidé leurs entrepôts endommagés dans le port pour offrir un refuge.
“Ceux qui n’étaient pas totalement détruits avaient brûlé, mais c’était quand même mieux que sous la tente”, précise-t-il.
Abu Jiab a continué à travailler tant qu’il a pu pendant la guerre, mais il a arrêté depuis le cessez-le-feu suite aux menaces israéliennes.
“Ma vie, c’est la mer”, dit-il. “Nous avons hérité de ce métier de nos pères et grands-pères. Nous sommes comme les poissons : si nous quittons la mer, nous mourons”.
En réponse à l’enquête de +972, un porte-parole de l’armée israélienne a déclaré que la population de Gaza a été “informée des restrictions imposées à la zone maritime adjacente à la bande de Gaza”, ajoutant que la marine israélienne a pour “mission d’assurer la sécurité de l’État d’Israël contre les menaces contre la sécurité nationale en mer, avec un maximum de précautions pour limiter les victimes civiles”.
Sources: site + 972; traduit par Spirit Of Free Speech