A l’occasion de leur cinquantenaire, retour sur les Troupes de missiles de défense spatiale. Ces unités sont le bouclier anti-missile nucléaires de la Russie et ont donné naissance entre autres au célèbre système de défense S-400 et au futur S-500, aux capacités encore étendues.
Il y a exactement 50 ans, le 30 mars 1967, l’État-major des forces armées de l’URSS signait une directive sur la formation des Troupes de missiles de défense spatiale. La nouvelle structure englobait toutes les unités de défense antimissile (ABM) de l’Union soviétique de l’époque, dont les troupes étaient appelées à protéger les sites militaires et industriels cruciaux du pays contre les missiles intercontinentaux américains.
Même si la Guerre froide entrait dans une phase de détente, la question de la dissuasion nucléaire restait primordiale pour l’URSS: en 1967, les États-Unis disposaient d’environ 32 000 ogives nucléaires — le maximum absolu de toute l’histoire de la confrontation entre les deux superpuissances. Et les missiles intercontinentaux Munuteman-II mis en service dans l’armée américaine étaient capables de franchir toute défense antimissile.
Les efforts des chercheurs, des ingénieurs de l’armement et des militaires ont finalement abouti à la création, à la fin des années 1980, du système antimissile A-135 toujours en service opérationnel dans la région de la capitale russe. Son apparition a été précédée de décennies de travail acharné, d’essais et d’erreurs.
Les premiers succès
Les scientifiques soviétiques ont commencé à étudier la possibilité théorique d’intercepter des missiles dès 1945 dans le cadre du projet Anti-FAU. Mais les recherches actives en la matière n’ont commencé qu’en 1953 quand sept maréchaux de l’Union soviétique, avec le chef d’état-major des armées de l’URSS Vassili Sokolovski, ont envoyé au Comité central du Parti communiste de l’Union soviétique (PCUS) une note demandant d’examiner la possibilité de créer des moyens de défense antimissile dans le pays. Le commandement militaire était sérieusement préoccupé par les rapports des agents aux USA concernant l’élaboration, par l’éventuel ennemi, de missiles intercontinentaux.
Le 1er février 1956 déjà, la communauté scientifique présentait deux projets: le système zonal ABM Barier conçu par le Laboratoire radiotechnique de l’Académie des sciences de l’URSS sous la direction d’Alexandre Mints; et le système A développé par le bureau radiotechnique 31 du Bureau d’étude KB-1 de Grigori Kissounko. Le choix se portera finalement sur le second projet. Le 17 août le Comité central du PCUS signait une directive pour la création d’un système expérimental de défense antimissile et d’un polygone à cet effet près du lac Balkhach au sud-est de la République socialiste soviétique kazakhe. Par la suite, le site d’essais a été baptisé Sary-Chagan d’après le nom de la commune la plus proche. Les militaires russes utilisent encore ce polygone aujourd’hui pour tester les missiles antibalistiques.
Le Système A était contrôlé par un « calculateur » au sol qui déterminait la trajectoire d’un missile en approche à partir des données de trois radars situés à 170 km d’intervalle et balayant la cible à partir de différents angles. Le système de lancement était installé au centre de ce « triangle ». Le centre de calcul traitait l’information des radars et transmettait les coordonnées du point d’interception à l’antimissile V-1000.
En théorie tout était simple et beau mais en pratique, les premiers lancements ont échoué: les ordinateurs n’arrivaient pas à calculer la trajectoire d’une cible rapide. C’est seulement le 4 mars 1961 que le V-1000 doté d’une ogive à fragmentation a réussi à abattre l’ogive d’un missile R-12. Il s’agissait de la première expérience de ce genre dans le monde.
Les acquis obtenus pendant la conception du système expérimental A ont été utilisés pour créer le premier ABM soviétique à part entière, le A-35, qui a été déployé autour de Moscou et mis en service opérationnel le 1er septembre 1971. Il se composait d’un centre principal de calcul et de commandement, de deux radars à longue portée Dounaï et de quatre sites de tir. Toute l’infrastructure se trouvait dans la région de Moscou. L’A-35 était capable de détruire des missiles monoblocs dans un rayon de 130 à 400 km et à une altitude de 50 à 400 km. L’intercepteur était muni d’une ogive thermonucléaire car au-delà de l’atmosphère, l’explosion d’une charge à fragmentation était considérée comme inefficace. Le système assurait une protection contre une frappe limitée de missiles sur une superficie de 400 km².
Il était également prévu de déployer des analogues de l’A-35 dans d’autres grandes villes mais le Traité ABM (sur la limitation des armes stratégiques) signé entre les USA et l’URSS le 26 mai 1972 n’autorisait à couvrir que deux régions dans chaque pays. Et le protocole adjoint à l’accord en 1974 réduisait ce nombre à une seule région — soit la capitale, soit le lieu de stationnement des principales forces nucléaires. Rappelons qu’en 2002 les États-Unis ont quitté unilatéralement le Traité ABM.
Le compte à rebours
La version modernisée de l’A-35, l’A-35M, a été mise en service en 1977. Elle se distinguait essentiellement par sa capacité à intercepter des missiles à ogive séparable. En parallèle, les ingénieurs travaillaient sur un système ABM foncièrement nouveau qui sera mis en service en 1990 sous le nom de code « A-135 Amour ». Cinq ans plus tard il devenait opérationnel autour de la capitale russe — et plus soviétique.
« Aujourd’hui l’A-135 fait partie de la 9e division ABM de la 1ère armée de défense antiaérienne et antimissile à affectation spéciale et fait donc partie des troupes de défense antiaérienne et antimissile des forces aérospatiales russes », explique l’expert militaire Mikhaïl Khodarenok. « Le système a été modernisé à plusieurs reprises, avant tout au niveau de sa base élémentaire qui a connu une miniaturisation. Si auparavant les équipements du complexe de calcul nécessitaient un immense local, aujourd’hui ce dernier est à moitié vide. Cela a considérablement accéléré son travail. »
Les lancements de missiles intercontinentaux de l’ennemi supposé sont d’abord enregistrés par le Système spatial unifié de détection et de contrôle opérationnel intégré aux forces aérospatiales russes. Pratiquement au même moment, les puissants radars trans-horizontaux Voronej et Darial, plus anciens, prennent le relai. Le Rubicon a été franchi: à cet instant commence le compte à rebours pour le commandement militaro-politique russe, qui doit décider de riposter. Le système ABM A-135 passe alors en régime opérationnel.
Ses « yeux » sont le radar Don-2N situé à Sofrino, dans la région de Moscou, qui peut détecter l’ogive d’un missile intercontinental dans l’espace, jusqu’à 3 700 km, et transmet l’information au « cerveau »: le poste de commandement et de calcul 5K80 (à Pouchkino). Les puissants ordinateurs Elbrous analysent rapidement les données et passent le relais aux « poings », c’est-à-dire un ou plusieurs complexes de tir déployés près des villes de Razvilka, Skhodnia, Korolev, Vnoukovo et Sofrino, dont chacun compte entre 12 et 16 silos de lancement. Les antimissiles d’interception à courte distance 53Tb reçoivent la désignation de l’objectif et attaquent l’ogive en approche dans un rayon de 60 km et à une altitude de 45 km. En 2016, la Russie disposait de 68 intercepteurs dotés d’ogives nucléaires de 10 kt chacune.
« La particularité du système A-135 est qu’il est entièrement automatique, explique Mikhaïl Khodarenok. La détection de la cible, le verrouillage, l’obtention de l’autorisation de lancement, la visée de l’antimissile est fait sans l’intervention de l’homme. L’ogive entre dans les couches denses de l’atmosphère à une vitesse de 3-4 km/s. L’antimissile part à sa rencontre à la même vitesse. Même l’individu le plus réactif n’aurait pas le temps de faire quoi que ce soit. »
L’expert souligne que l’A-135 est capable sans problème de faire la distinction entre une ogive et un leurre — dont disposent actuellement tous les missiles intercontinentaux. Les « moulages » plus légers ralentissent à cause des frottements de l’air en pénétrant dans l’atmosphère alors que les ogives lourdes prennent de l’avance. C’est à ce moment que les complexes de tir ABM ouvrent le feu.
Parier sur la mobilité
Bien que l’A-135 soit complexe et, comme le montrent les essais annuels des missiles antibalistiques en service, s’avère être un système ABM efficace, il est déjà devenu moralement et physiquement obsolète. Mais son remplaçant est en phase active d’essais.
« A terme l’A-135 sera remplacé par le système de nouvelle génération A-235 Noudol, explique Mikhaïl Khodarenok. La plupart des informations à son sujet sont confidentielles. On sait seulement qu’il aura une plus grande portée et précision, et qu’il sera armé d’antimissiles de courte, moyenne et longue portée. On rapporte que l’A-235 sera même capable de détruire des satellites orbitaux. J’ai communiqué personnellement avec l’un des principaux développeurs du système qui m’a confié que les travaux se déroulaient avec succès et dans les temps. Mais il est trop tôt pour parler de délais concrets. »
L’expert rappelle qu’un système ABM stratégique n’offre pas une protection totale contre une frappe nucléaire massive et qu’il ne peut protéger que contre un nombre limité d’ogives. De plus, le stationnement en silo des missiles antibalistiques est également un point vulnérable car l’ennemi supposé connaît certainement leur emplacement.
« Ce problème sera réglé par le futur système de défense antiaérienne S-500 qui renforcera à terme l’A-235 dans la région de la capitale et assurera sa protection contre les missiles d’un ennemi supposé dans d’autres régions cruciales, explique Khodarenok. Il sera mobile et pourra changer rapidement de position. Il a donc toutes les chances d’échapper aux satellites de l’ennemi. »
Rappelons que le vice-ministre russe de la Défense Iouri Borissov a annoncé en février que le premier modèle d’essai du système serait prêt d’ici 2020. Il sera capable d’éliminer à la fois des cibles aérodynamiques (avions, hélicoptères, drones) et balistiques. Sa portée sera de 600 km. Le système pourra détecter et attaquer en même temps 10 cibles supersoniques se déplaçant à 7 m/s.
A l’heure actuelle, seul le système S-400 équipé de nouveaux missiles de très grande portée 40N6E affiche des capacités limitées pour faire face aux antimissiles. D’après Iouri Borissov, le S-500 dépassera largement les capacités aussi bien de son prédécesseur que de son concurrent américain le Patriot PAC-3.
Source: Sputnik