Vilipender le Kremlin – sans beaucoup de preuves – pour les crises de Washington et de l’Europe en Syrie, en Ukraine et en Afghanistan fait croître la possibilité d’une guerre entre la Russie et les Etats-Unis.
Stephen F. Cohen, contributeur à The Nation, et John Batchelor poursuivent leurs discussions hebdomadaires sur la Nouvelle Guerre froide américano-russe. Celui-ci prolonge l’épisode de la semaine dernière, qui se concentrait sur plusieurs récits très controversés de Washington, suggérant la nécessité d’une guerre avec la Russie.
Questionné sur laquelle de ces allégations était la plus dangereuse, Cohen répond, ici, que leur nombre croît et, avec elles, le risque de guerre. Il détaille les narratifs, ou les accusations, sur la Guerre froide proposés actuellement par l’establishment politico-médiatique américain.
— La réaction de Moscou à la crise ukrainienne il y a trois ans justifie aujourd’hui l’accumulation extrêmement provocatrice de troupes de l’OTAN aux frontières de la Russie, afin d’empêcher l’agression envisagée par le Kremlin contre de petits États d’Europe de l’Est.
— Le « piratage » par le président russe Poutine de l’élection présidentielle américaine de 2016 pour installer Donald Trump à la Maison Blanche, qui est « un acte de guerre contre la démocratie américaine » exigeant une réponse appropriée.
— L’utilisation récente d’armes chimiques par le président syrien Assad nécessitait l’attaque de missiles par Trump contre la Syrie, dont le dirigeant est un proche allié de la Russie.
— Le Kremlin conduit maintenant une campagne massive de cyberattaques et de propagande autour des élections dans toute l’Europe, dans le but d’amener ses candidats favoris au pouvoir, comme Marine Le Pen en France, dans des pays alliés des États-Unis, portant ainsi atteinte à l’alliance transatlantique et même à l’OTAN.
— Tout récemment, la collusion du Kremlin avec les talibans pour vaincre les États-Unis en Afghanistan.
Cohen relève trois aspects généraux dans ces récits de Washington :
— Pris un à un et ensemble, ils militarisent davantage la Nouvelle Guerre froide et génèrent des analyses russophobes dans l’establishment politico-médiatique américain, qui induisent la possibilité d’une guerre effective.
— À l’heure actuelle, il n’y a toujours pas de preuve effective pour plusieurs de ces allégations. Par exemple, celle disant que Poutine a dirigé une opération de cyberattaque pour soutenir la campagne présidentielle de Trump ou qu’il fait la même chose aujourd’hui en faveur des candidats européens qu’il préfère. Ou qu’Assad était derrière le récent épisode d’armes chimiques en Syrie. Ou que Moscou a des intentions militaires agressives en Europe de l’Est. En outre, dans la mesure où le Kremlin recourt à la propagande, ou au soft power en faveur de candidats américains et européens, c’est très peu différent des décennies d’ingérence des États-Unis dans des élections partout dans le monde, y compris en Russie. En tout état de cause, l’effet de la « propagande russe » est largement exagéré, même en supposant que les citoyens démocrates soient facilement influencés par une telle « information armée », comme s’ils étaient des zombies extrêmement vulnérables. (L’affirmation elle-même révèle une sorte de mépris pour l’intelligence politique des citoyens de la démocratie américaine ou d’autres démocraties occidentales.)
— Troisièmement, dans le passé, des médias grand public critiques et vérifiant les faits, ont agi comme un filtre entre ce genre d’affirmations inspirées par des raisons politiques et leur impact belliqueux sur la politique effective. Pour la plupart, ils ne le font plus, mais au contraire amplifient et promeuvent ces récits. Cohen cite plusieurs médias alternatifs qui présentent des faits et des analyses contradictoires transpartisanes, dont The Nation, The National Interest, The American Conservative, Consortiumnews, Intercept et l’émission Tucker Carlson’s evening hour de Fox News. (Beaucoup de ces articles alternatifs sont publiés sur eastwestaccord.com, le site de l’American Committee for East-West Accord (Comité américain pour un accord Est-Ouest), dont Cohen est membre de la direction), mais ils compensent à peine l’effet presque monopolistique des grands journaux et émissions de l’establishment, « au cœur de Washington ».
Cohen conclut avec deux développements récents, qui émergent en tant que récits orthodoxes à Washington. L’un implique le vieux et faux récit, selon lequel Moscou seul a empêché la mise en œuvre des Accords de Minsk visant à résoudre la guerre civile et par procuration en Ukraine. En fait, le gouvernement de Kiev, soutenu par les États-Unis, a fondamentalement empêché l’accord en refusant de remplir ses obligations. Aujourd’hui, malgré le préjudice causé à sa propre économie déjà en ruines, Kiev étend son blocus des territoires rebelles soutenus par la Russie, pour y intégrer les fournitures énergétiques vitales. Certains observateurs pensent qu’il fait ainsi pour apaiser les forces d’extrême-droite dont il dépend politiquement. Une autre possibilité, pense Cohen, est de provoquer le Kremlin de Poutine à une action politique ou militaire énergique, qui réactiverait le soutien décroissant de Washington et de l’Europe à l’égard de Kiev. Si c’est ça, cela pourrait aussi conduire à un conflit militaire entre les États-Unis et la Russie.
L’autre nouvelle affirmation est que Moscou est de connivence avec les talibans contre le très vieil effort de guerre des États-Unis en Afghanistan. Il ne fait aucun doute que Moscou, comme Washington, entretient des discussions en coulisses avec des factions des talibans, dans la recherche d’une manière de se sortir de cette guerre ou au moins pour limiter son influence. Mais quiconque connaît bien l’élite russe de la sécurité nationale, sait qu’elle craint terriblement un retrait militaire américain d’Afghanistan, qui laisserait Moscou seul pour affronter le déferlement de djihadistes radicaux et d’héroïne sur la Russie, à travers l’Asie centrale. En effet, le flux d’héroïne bon marché en Russie, que Washington a promis de réduire – ce qu’il n’a pas fait –, a déjà causé une épidémie croissante d’addiction et de sida, bien au-delà des capacités du gouvernement à la gérer.
Ici aussi, comme pour d’autres récits bipartisans à Washington, il n’y a ni faits ni logique. Historiquement, de telles histoires ont joué un rôle majeur dans le déclenchement d’une guerre entre grandes puissances. Cela pourrait arriver dans les relations américano-russes. Très peu de membres du Congrès, de l’administration Trump ou des médias dominants ont critiqué ces récits poussant à la guerre; ils continuent donc à prendre de l’ampleur.
Par Stephen F. Cohen: professeur émérite en études et politique russes aux universités de New York et de Princeton, et contribue comme auteur à The Nation.
Sources : The John Batchelor Show; The saker francophone