L’ex-rédacteur en chef du quotidien « Cumhuriyet », poursuivi dans son pays et aujourd’hui en exil, a été fait mardi citoyen honoraire de Paris.
Quand on l’interroge sur ce que devraient dire ou faire les Européens face à la dérive autoritaire croissante du pouvoir turc, Can Dündar, l’ex-rédacteur en chef du grand quotidien turc de centre gauche Cumhuriyet (« la République »), constate avec amertume « qu’il est déjà bien tard et même peut-être trop tard ».
« Je n’ai pas entendu un mot du président français ou du premier ministre, même après l’arrestation des 11 députés du parti prokurde HDP, la troisième force du Parlement. Et si la chancelière allemande a exprimé ouvertement son inquiétude, sa réaction est bien tardive et bien mesurée », relève le journaliste, condamné en mai à cinq ans et dix mois de prison en première instance pour « violation de secret d’Etat ». Dündar a reçu mardi 8 novembre à l’Hôtel de ville la citoyenneté honoraire de la Ville de Paris, une initiative de la maire socialiste, Anne Hidalgo, approuvée par l’ensemble des élus et soutenue par Reporters sans frontières.
La Turquie, « prison de journalistes »
Son crime : avoir publié en 2014 des articles et une vidéo montrant une livraison d’armes par les services secrets turcs à destination de groupes terroristes syriens. Il risque, toujours dans cette même affaire, une condamnation à perpétuité pour « intelligence avec une puissance étrangère ». Lors du procès, un homme tenta de l’abattre au pistolet, sans l’atteindre. D’où son choix de quitter la Turquie pendant l’été, alors qu’il était en liberté provisoire. Sa femme est bloquée à Istanbul après qu’on lui a retiré son passeport.
Son successeur à la tête de la rédaction du Cumhuriyet, Murat Sabuncu, et huit autres piliers du journal, dont Kadri Gursel, un des plus brillants éditorialistes turcs, ont été emprisonnés début novembre et inculpés de complicité avec la guérilla kurde du PKK et avec l’organisation de Fethullah Gülen accusée par Ankara d’avoir organisé le putsch raté du 15 juillet.
« Malgré toutes les pressions et les procès, ils n’ont pas réussi à nous faire taire. Mais ils peuvent fermer à tout instant notre journal et chacun d’entre nous écrit chaque article comme si ce devait être le dernier », témoigne Can Dündar. Le journaliste a voulu partager l’hommage rendu mardi 8 novembre par la Ville de Paris avec ses collègues de Cumhuriyet ainsi qu’avec ses quelque 150 confrères aujourd’hui incarcérés dans une Turquie devenue « la plus grande prison de journalistes au monde ».
Chroniqueur, écrivain, documentariste, Can Dündar, 55 ans, avait pris, en 2013, la direction de la rédaction de ce quotidien historique, fondé en 1922 par Mustapha Kemal lui-même, le père de la République laïque et d’inspiration jacobine créée sur les décombres de l’Empire ottoman. Au fil du temps, le journal s’était un peu endormi. Dündar avait réussi à lui donner un nouveau souffle, malgré quelques grincements en interne sur des sujets sensibles comme la question kurde.
Il avait ouvert le quotidien à « l’esprit de Gezi », le grand mouvement de protestation qui, au printemps 2013, défia le pouvoir de Recep Tayyip Erdogan pour la défense d’un petit parc au cœur d’Istanbul. Il n’hésita pas aussi à prendre des risques, comme la publication, en janvier 2015, de la quasi-totalité des caricatures du numéro de Charlie Hebdo qui avait suivi le massacre à la rédaction commis par les frères Kouachi. Les ventes avaient augmenté, atteignant 50 000 exemplaires. Depuis les dernières arrestations, elles ont doublé, et plus d’un million de visiteurs se connectent sur le site. Cumhuriyet reste, plus que jamais, un symbole.
« Nous n’avons que nos stylos »
Chaque soir, des « veillées de l’espoir » s’organisent spontanément devant le siège du journal où artistes, musiciens, intellectuels viennent afficher leur solidarité. « C’est un petit Gezi, même si je crains que ce mouvement ne soit, lui aussi, durement réprimé. Car, face à nous, il y a toute la puissance de l’Etat, et nous n’avons que nos stylos », explique Can Dündar.
« Depuis des années, nous dénoncions les infiltrations des gulénistes au sein de l’Etat qui étaient encouragées par Erdogan. Ce coup d’Etat [du 15 juillet] était un règlement de comptes entre islamistes. Si les putschistes avaient gagné, nous aurions un régime militaire islamiste, là nous avons un régime policier islamiste », ajoute Can Dündar, toujours plus inquiet de la fuite en avant d’Erdogan qui, pour récupérer les voix ultranationalistes et pouvoir imposer la République présidentielle qu’il appelle de ses vœux, évoque le rétablissement de la peine de mort et accentue la répression contre le mouvement kurde.
« Les autorités ont arrêté les députés du HDP et veulent interdire leur parti, analyse le journaliste. Elles ont fermé les médias kurdes et arrêté nombre de maires des villes kurdes dont Diyarbakir… Cela ne peut que pousser plus de jeunes Kurdes à prendre les armes. Les despotes ont besoin de se créer des ennemis pour justifier les abus de leur pouvoir. »
Can Dündar compte sur les pressions des opinions publiques occidentales. Des moyens bien dérisoires, mais pour lui rien ne serait pire qu’un gel du processus de négociations avec l’Union européenne, voire son arrêt. « L’isolement sert les intérêts du pouvoir et ne ferait que renforcer sa dérive autoritaire, estime-t-il. Ce qui reste de la Turquie laïque et démocratique a plus que jamais besoin de l’Europe. »
Le Monde
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