Au début du mois, Abou Mohammed al-Golani, l’ex-commandant de Daech aujourd’hui à la tête de Hayat Tahrir al-Cham (l’ancien front al-Nosra), a tenu un point de presse dans la ville occupée d’Idlib au nord de la Syrie. Il a alors déclaré que le cessez-le-feu établi après treize réunions entre la Turquie et la Russie à Astana ne le concernait pas et qu’il ne s’attendait pas à une attaque à court terme par l’armée syrienne, car elle était faible et qu’il lui faudrait bien du temps pour reprendre son souffle. Il rejetait d’emblée le dénouement de la réunion de Sotchi (prévoyant un retrait de 12 à 20 km de la ligne de démarcation démilitarisée) et refusait de retirer le moindre djihadiste et la moindre arme du secteur, même à la demande d’amis (la Turquie). Quelques jours plus tard, l’armée syrienne a lancé une attaque en vue de libérer le nord de la région rurale de Hama, notamment la ville de Khan Shaykhoun et ses environs. La route M5 passe par Khan Sheikhoun, qui fait donc partie de l’accord sur la zone démilitarisée signée par la Turquie et la Russie.
L’accord d’Astana entre la Turquie et la Russie, avec la bénédiction de l’Iran et de la Syrie, prévoyait aussi l’établissement d’un poste d’observation turc à Morek, au sud de Khan Cheikhoun (aujourd’hui le théâtre des opérations militaires de l’armée syrienne). La Turquie fait preuve d’une timidité inhabituelle dans son opposition à l’opération militaire en cours contre le groupe d’al-Golani et d’autres rebelles et djihadistes. Des sources proches des décideurs en Syrie affirment que « la Turquie n’a pas du tout été prise de court par l’opération et ses objectifs et l’accord d’Astana s’impose par le feu contre ceux qui s’y opposent ».
Le chef djihadiste al-Golani était de toute évidence mal informé au sujet des capacités de l’armée syrienne, en croyant que Damas était à genoux et non disposé à livrer bataille. Il a aussi mal calculé sa propre force en défiant la Turquie et en croyant qu’il pouvait tout simplement rejeter un accord accepté par Ankara et s’y opposer sans conséquence. Son refus de retirer ses djihadistes de la ligne de démarcation lui a fait perdre une ville stratégique, Khan Cheikhoun , et gagner la colère de milliers d’habitants civils qui ont fui vers Idlib. Ankara a levé la protection qu’il assurait à al-Golani pour qu’il sache qui mène le bal au nord-ouest de la Syrie, même s’il est à la tête de milliers de djihadistes. En sous-estimant l’armée syrienne, Al-Golani a perdu une ville stratégique.
Ce genre de renversement d’alliances et de redistribution des cartes entre amis et ennemis n’a pas de quoi étonner au Moyen-Orient, où l’art de l’impossible est pratique courante. En effet, des agents du renseignement d’Ankara et de Damas continuent d se réunir pour discuter et maintenir les circuits de communication officieux ouverts entre les deux pays. Des réunions entre des responsables turcs et syriens ont eu lieu à Moscou, Téhéran et Kesseb à de nombreuses reprises et dans bien des circonstances. Les alliés de la Syrie que sont l’Iran et la Russie favorisent le dialogue entre la Turquie et la Syrie dans la mesure du possible.
La Russie et l’Iran sont des alliés de la Turquie contre la présence des USA en Syrie et son hégémonie au Moyen-Orient. Téhéran et Moscou sont toutefois en désaccord avec le rôle que poursuit Ankara, c’est-à-dire son occupation du nord-ouest et son intention de créer une zone de sécurité au nord-est en coordination avec les USA.
Cela ne dérange pas la Turquie que les forces djihadistes d’al-Golani, le groupe en provenance du Turkestan et les loyalistes d’Al-Qaïda demeurent à Idlib et dans sa région rurale de pair avec Jaïch al-Ezzah, fidèle aux USA, et d’autres rebelles sous les ordres d’Ankara. Ces accommodements ont cours malgré la lutte interne pour la domination de cette ville occupée au nord de la Syrie. La Turquie permet à Hay’at Tahrir al-Cham de contrôler la frontière et d’imposer des taxes sur les biens et les marchandises pour se financer et assurer sa survie. Cela ne dérange pas non plus Ankara de voir la Russie bombarder ses alliés et amis à Idlib lorsqu’ils s’en prennent à la base russe de Hmeïmim et violent le cessez-le-feu convenu à Astana. La Turquie cherche toutefois à maintenir un statu quo et n’acceptera pas que les djihadistes mettent en péril sa présence au nord-ouest de la Syrie en refusant de se plier à son accord avec la Russie. Tout déséquilibre qui menace ce statu quo pousse l’armée syrienne à se rapprocher d’Idlib, Damas étant déterminé à reprendre l’ensemble de son territoire.
Sur le terrain, l’armée syrienne contrôle maintenant les deux tiers de Khan Cheikhoun et sa victoire dans la ville est imminente. Le départ de la plupart des civils a mis les djihadistes à découvert et démoralise ceux qui sont restés dans la ville et les villages avoisinants de Latamnah, Kfarzita et Morek.
Après de nombreuses années de guerre, l’armée syrienne s’est montrée capable de libérer son territoire sans l’aide militaire du Hezbollah, de prendre l’initiative militaire et d’avancer rapidement sous un feu intense contre les djihadistes, qui occupent et fortifient des villes depuis des années (Khan Cheikhoun est occupée depuis 2014).
Golani a peut-être oublié ce qui s’est passé dans la Ghouta (Damas) lorsque l’Arabie saoudite et la Turquie ont cessé d’assurer la protection de milliers de djihadistes et rebelles, qui ont subi la défaite peu après. Dans le bourbier syrien, de petits joueurs comme Golani ne peuvent imposer leurs conditions aux plus gros joueurs.
En Syrie, la Turquie et les USA sont présents au nord, tandis que la Russie, l’Iran et Damas se trouvent dans le reste du pays. La Turquie a conclu un accord avec la Russie et l’Iran et un autre avec les USA qui va à l’encontre des intérêts russo-iraniens et de leur objectif de libérer toute la Syrie. Mais la libération de l’ensemble de la Syrie n’est pas encore la grande priorité : il faudra peut-être attendre après les prochaines élections aux USA en 2020 pour qu’elle le devienne.
Par Elijah J. Magnier: @ejmalrai
Traduction : Daniel G.