Profitant de l’absence d’aide de la communauté internationale à certains pays encore ravagés par la guerre et sur lesquels pèsent de lourdes sanctions, les Emirats Arabes Unis (EAU) avancent leurs pions et leur agenda. Le coup de fil de Sheikh Mohammed Ben Zayed Al Nahyan, prince héritier d’Abu Dhabi et homme fort des Emirats Arabes Unis, au Président Syrien, Bachar el-Assad, lui promettant une importante aide financière afin de lutter contre la propagation du coronavirus en Syrie n’a rien d’innocent.
En effet, en proposant dans un premier temps une aide de trois milliards de dollars à Bachar el-Assad, suivie d’un deuxième versement plus conséquent, Mohammed Ben Zayed (MBZ) cherche à obtenir une contrepartie : la fin du cessez-le-feu établi entre Ankara et Moscou le 5 mars à Idlib et l’expulsion des troupes turques de Syrie; une façon de détourner l’attention de Recep Tayyip Erdogan de la Libye où il apporte son soutien au Gouvernement d’Union Nationale de Fayez el-Saraj, reconnu par la Communauté internationale contre celui de Tobrouk du Maréchal Khalifa Haftar.
Les EAU poursuivent ainsi leur stratégie contre les Frères Musulmans que le Qatar et la Turquie de Erdogan soutiennent. Après avoir été l’un des adversaires acharnés de Bachar el-Assad, MBZ a compris qu’il jouait contre son camp et qu’il prenait le risque d’installer à Damas un pouvoir proche des Frères musulmans. Ceux-ci ont par ailleurs rouvert leur ambassade à Damas dès Décembre 2018 et se préparent à participer activement à la reconstruction du pays.
Tout ceci n’a pu se faire sans l’intervention de la Russie qui voudrait en finir avec le conflit syrien et pouvoir enfin permettre à Bachar el-Assad de reprendre le contrôle total de son pays.
Américains, Anglais, Français s’y sont naturellement vivement opposés ; ils ne peuvent en effet pas désavouer un membre important de l’OTAN, alors même que Erdogan, profitant lui aussi de la crise du coronavirus, vient juste d’apporter une aide significative en matériel médical aux Anglais, eux-mêmes soupçonnés d’abriter de nombreuses ONG Qataris proches des Frères Musulmans.
La stratégie des EAU en Syrie est aussi à replacer dans le contexte régional d’un rapprochement avec l’Iran qui s’est déjà amorcé sur le dossier yéménite où les EAU ont petit à petit pris leurs distances avec la Coalition menée par les Saoudiens en poursuivant leur propre agenda, à savoir la partition du pays.
Les Saoudiens y soutiennent en effet le Président Abdul Mansour Hadi, allié des Frères musulmans. Quant aux rebelles Houthis d’Ansarullah, ils vont de victoire en victoire et, après avoir pris la base militaire d’Al Jawf, ils sont en passe de reconquérir la région pétrolière de Ma’rib. Les EAU s’apprêtent donc à faire monter les enchères dans les futures et inévitables négociations de paix entre les Houthis et le gouvernement Hadi qui pourraient donner naissance à un Etat fédéral. Nul doute que MBZ réclamerait alors sa part du gâteau, la province d’Aden et ainsi le contrôle de son port, indispensable passage dans le détroit de Bab el Mandeb.
Les Emirats Arabes Unis ont par ailleurs compris qu’ils ne pourraient plus compter sur le soutien américain dans la région depuis leur absence de réaction aux attaques de pétroliers à Fujairah et sur le site d’ARAMCO, ce qui explique leur rapprochement avec Téhéran. Emiratis et Iraniens ont déjà tenu des pourparlers secrets à Abu Dhabi en septembre qui n’ont pas manqué d’alerter jusqu’à Washington.
Ayant anticipé le désengagement américain et l’affaiblissement des alliés occidentaux empêtrés dans les conséquences économiques de la crise du coronavirus, ils privilégient dorénavant un changement d’alliance pragmatique et plus sécurisant vers la Chine, l’Iran et la Russie, allant même jusqu’à envoyer 30 tonnes de matériel médical à cette dernière pour l’aider dans sa lutte contre la pandémie.
C’est dans ce contexte que doit être interprété le rapprochement entre Abu Dhabi et Damas. Mohammed Ben Zayed, après s’être rapproché de Donald Trump dans sa campagne contre l’Iran en s’opposant à l’accord sur le nucléaire iranien (JCPOA) scellé par l’administration Obama, essaie dorénavant de dissocier le combat des Emirats Arabes Unis contre les Frères musulmans de celui contre l’Iran, la lutte contre l’expansionnisme iranien dans la région n’étant plus une priorité. Ce d’autant plus que la Turquie vient de rentrer dans le conflit yéménite en apportant son soutien au parti al-Islah des Frères musulmans et en y envoyant des troupes dans le Sud.
Ce changement d’alliance se fait sentir jusqu’au Liban où les révoltes populaires ne sont désormais plus attisées, voire financées par les EAU et les Saoudiens, mais par la Turquie et le Qatar qui cherchent à imposer un sunnisme proche des Frères musulmans contre un gouvernement où le Hezbollah chiite tient une trop grande place. La boucle est ainsi bouclée. MBZ s’inspire en cela de l’habile diplomatie Russe et s’apprête à jouer un rôle d’intermédiaire essentiel dans la résolution des conflits au Moyen-Orient.
Devant la difficulté et le tollé provoqués dans le monde arabe par le «Deal du siècle » qu’il avait largement soutenu, devant la défaite des Saoudiens et la terrible crise humanitaire de la guerre au Yémen, devant le désengagement américain dans le Golfe, MBZ privilégie désormais la carte régionale, meilleure garantie pour assurer la sécurité et le développement économique des Emirats Arabes Unis.
Par Patricia Lalonde : membre du conseil d’administration de Geopragma
Source : Geopragma