« Ces groupes takfiristes combattent au service du projet américano-israélien, qu’ils le sachent ou pas. Leurs dirigeants le savent. Sont “pitoyables ” les combattants qui ont été leurrés par des slogans mensongers et séduisants. » Le secrétaire général martyr du Hezbollah, Sayyed Hassan Nasrallah, dans un discours télévisé diffusé le 28 août 2017.
Près d’une décennie s’est écoulée, et les paroles du Sayyed martyr sont devenus une réalité documentée en direct par les caméras, et confirmée quotidiennement par les actualités et les déclarations. Les noms ont changé, les positions aussi, mais la réalité s’est imposée, témoignant d’une clairvoyance qui précède son temps. Tout d’un coup, “Abou Mohammad al-Joulani” est devenu Ahmad al-Charaa. Le turban a été remplacé par un costume et une cravate, les slogans de conquête et de libération islamique, comme toutes les apparences, ont été ajustés au nom du réalisme politique imposé par la nouvelle étape. Le même homme qui qualifiait jadis les dirigeants arabes de “tributaires de l’Amérique pour se maintenir sur leurs trônes” fait aujourd’hui partie d’eux… Et voilà son image qui le montre, incliné timidement devant Trump, une image annonçant l’entrée de la Syrie dans l’ère américaine.
Rencontres directes avec des Israéliens
Des rencontres directes, en face à face, ont eu lieu entre des responsables syriens et israéliens, a rapporté par l’agence Reuters. Pour confirmer l’authenticité de l’information, l’agence a précisé s’être basée sur cinq sources : deux syriennes, deux occidentales et une source, selon elle, relevant des services de renseignement.
Alors que les médias arabes ont largement diffusé la nouvelle, la seule réaction du côté syrien est venue d’un démenti formulé par le responsable sécuritaire Ahmad al-Dalati, cité par Reuters. Celui-ci a nié avoir participé à des négociations directes, sans nier que de telles négociations ont eu lieu.
Ce que la pression, les sanctions, la guerre et le blocus n’ont pas réussi à accomplir en Syrie pendant des décennies, la nouvelle administration de transition semble l’avoir réalisé en quelques mois.
En échange de 33 minutes accordées par Donald Trump à une réunion où était présent Al-Joulani, désormais renommé Ahmad al-Charaa, ce dernier avait préalablement accepté les conditions posées, comme l’a déclaré clairement la porte-parole de la Maison Blanche, et dont les détails ont été diffusés par le journal saoudien Asharq Al-Awsat.
Dans ce communiqué, la porte-parole Caroline Leavitt a précisé que Trump avait fixé cinq conditions à la rencontre avec Al-Joulani, et que ce dernier les avait acceptées. Ces conditions imposent à la Syrie de :
- Signer des accords de normalisation avec Israël.
- Exiger de tous les combattants étrangers qu’ils quittent la Syrie.
- Expulser les membres des organisations palestiniennes armées.
- Aider les États-Unis à empêcher le retour de Daech.
- Assumer la responsabilité des centres de détention de Daech dans le nord-est de la Syrie.
Avant sa rencontre avec Trump, Ahmad al-Charaa avait annoncé de Paris que son pays menait des pourparlers indirects avec l’Israël via des intermédiaires. Des rapports médiatiques ont alors évoqué d’un rôle joué par les Émirats arabes unis dans la création d’un canal de communication parallèle entre les parties syrienne et israélienne, précisant que les discussions portaient sur des questions de sécurité et de renseignement dans le but d’instaurer la confiance. Les effets de cette médiation émiratie n’ont pas tardé à se manifester : The Times of Israel a rapporté le 15 mai que des réunions directes se sont tenues en Azerbaïdjan, réunissant des responsables israéliens, syriens et turcs. Ces rencontres ont abordé l’intégration de la Syrie aux accords de normalisation avec Israël.
Par la suite, le directeur de l’Observatoire syrien des droits de l’homme, Rami Abdel Rahman, a révélé que le ministre syrien des Affaires étrangères, Assaad al-Shibani, avait rencontré directement des responsables israéliens, et qu’une autre réunion avait rassemblé de hauts officiers du ministère syrien de la Défense avec des responsables israéliens la fin d’avril dernier. Ces rencontres coïncident avec plusieurs déclarations émanant du côté syrien. Le gouverneur de Damas, Maher Marwan, a été le premier à affirmer que le problème de la nouvelle Damas n’était pas lié à Tel-Aviv, et que la nouvelle direction syrienne aspirait à la paix. Une série de déclarations a suivi, mais ce qui a particulièrement retenu l’attention fut l’intervention du directeur du ministère syrien de l’Information, Ali Rifai, sur la chaîne israélienne Kan, où il a affirmé que la Syrie recherchait la paix avec tous, sans exception, en réponse à des questions soulignant explicitement et précisément la relation avec Israël.
Normalisation et représentation diplomatique d’ici fin 2026
Les rencontres, les déclarations ainsi que les engagements rendus publics semblent s’entrecouper avec des informations révélées par l’ancien diplomate britannique Craig Murray dans un article publié sur son site personnel. Murray affirme avoir appris, de sources diplomatiques britanniques, que le président syrien par intérim a assuré au Royaume-Uni que son pays normaliserait ses relations avec Israël, reconnaîtrait l’État, et procéderait à un échange d’ambassadeurs d’ici fin 2026, dans le cadre d’un « accord incluant un soutien financier occidental substantiel et la levée des sanctions contre la Syrie ».
Murray ajoute : « J’ai demandé à ma source si le retrait des forces d’occupation israéliennes de Syrie faisait partie de l’accord, et, de manière surprenante, aucun des deux parties n’a soulevé cette question. Le Royaume-Uni considère cela comme une question bilatérale entre la Syrie et Israël, et il ne semble pas qu’Al-Joulani accorde une priorité au retrait israélien. »
Craig Murray, qui a été ambassadeur au Kazakhstan, révèle dans cet article publié à la mi-avril qu’Al-Joulani bénéficie du soutien des services de renseignement britanniques (MI6) ainsi que des forces spéciales du Royaume-Uni. Il précise que ce soutien vise notamment à prévenir tout risque de rébellion au sein de ses combattants ayant quitté Idleb.
En effet, les combattants tchétchènes, ouzbeks et ouïghours se sent sentent désormais très heureux des « butins de la victoire », mais pourraient ne pas accepter l’idée d’une reconnaissance de l’État d’Israël.
Curieusement, les propos de l’ancien diplomate britannique précèdent de quelques jours la diffusion d’une vidéo de l’ancien ambassadeur américain en Syrie, Robert Ford, dans laquelle il évoque le rôle de Washington et de Londres dans la formation d’Ahmad al-Charaa. Ford y raconte avoir répondu à une demande d’une « organisation non gouvernementale britannique spécialisée dans la résolution des conflits », pour aider à faire passer « ce jeune homme du monde du terrorisme à celui de la politique. » Il ne s’agissait pas, pour Ford, de faire des révélations sur les rôles cachés de Washington et Londres, mais bien d’envoyer un message : « aujourd’hui, Ahmad al-Charaa est notre création, un homme tout à fait différent de celui que l’on connaissait en Syrie et en Irak ».
Pour revenir à la question de la normalisation, l’ambassadeur israélien à Washington, Yechiel Leiter, a récemment déclaré lors d’une interview que la normalisation avec la Syrie et le Liban pourrait précéder l’annonce d’une normalisation complète avec l’Arabie saoudite. L’ambassadeur s’exprimait avec enthousiasme sur le succès de son État dans le remodelage de la région, notamment en Syrie et au Liban : « Il n’y a plus aucune raison de ne pas aller vers un accord avec la Syrie et le Liban. Nous avons changé le paradigme là-bas radicalement. Je suis très optimiste quant à la possibilité de conclure un accord d’Abraham avec la Syrie et le Liban, peut-être même avant avec l’Arabie saoudite. » Il a ajouté que l’Israël attend désormais d’Ahmad al-Charaa qu’il agisse pour atteindre une série d’objectifs qui se recoupent avec les cinq conditions posées par Trump, notamment : vider les frontières des combattants armés, interdire les factions palestiniennes et les groupes de résistance comme le Hamas et le Hezbollah.
Le défi intérieur
Les efforts de l’administration dirigée par Al-Joulani en faveur de la normalisation ne se limitent pas aux rencontres diplomatiques et aux déclarations publiques. Un défi majeur réside dans la manière de gérer l’opinion publique intérieure, et plus précisément dans la capacité à faire accepter la présence israélienne comme une réalité souhaitable, même au moment où l’Israël mène un génocide à Gaza. Mais le plus grand obstacle demeure de l’attitude des combattants qui ont lutté aux côtés d’Al-Joulani pour renverser le régime d’Assad, qu’ils accusaient précisément de n’avoir jamais tiré un seul tir vers Israël.
Comment la Syrie gère-t-elle ces défis ?
Sur le plan médiatique, plusieurs plateformes numériques et centres de recherche, se présentant comme indépendants, s’activent à justifier la normalisation en invoquant une « approche réaliste » de la politique, et à faire passer l’idée qu’elle bénéficie d’un soutien populaire, en s’appuyant notamment sur une nouvelle lecture médiatique des dynamiques régionales.
Un exemple représentatif est le Centre syrien pour les études de l’opinion publique (Mada). Ce centre, qui se définit comme une institution de recherche indépendante, est dirigé par Houssam Saad, un universitaire ayant émergé après 2011 parmi les figures prorévolutionnaires. Installé à Istanbul, il a participé à des conférences de l’opposition syrienne et a souvent été invité sur la chaîne d’opposition Syria TV, qui diffuse depuis Istanbul. Ses articles continuent par ailleurs d’être publiés par le Centre Harmoon pour les études contemporaines, financé par le Qatar et la Turquie.
À la fin du mois d’avril, le centre Mada a publié les résultats d’un sondage d’opinion réalisé sur un échantillon de 2.550 Syriens provenant de l’ensemble des provinces syriennes, au sujet de la normalisation. Selon les résultats, 46,35 % des personnes interrogées s’opposent à la signature d’un accord de paix avec Israël, contre 39,88 % qui y sont favorables ; un chiffre mis en avant comme significatif par le centre.
La majorité des sondés associait toutefois stabilité et prospérité économique à une normalisation avec l’Israël : plus de 70 % estimaient qu’un tel accord permettrait l’arrivée d’investissements arabes et internationaux en Syrie, ce qui améliorerait la situation économique. Toutefois, le même sondage révèle que 62 % craignent que la normalisation n’entraîne une nouvelle occupation de territoires syriens. Le centre conclut : « Malgré une évolution marquée des opinions syriennes en faveur d’un accord de paix, Israël reste perçu comme la plus grande menace… Ce qui illustre que ce soutien s’explique davantage par une volonté de réduire les risques, notamment du fait de la proximité directe avec certaines provinces syriennes frontalières. »
Au-delà de la réalité de l’opinion publique syrienne et de l’exactitude de ce qui en est véhiculé, le véritable défi pour le nouveau pouvoir ne réside pas tant dans la rue que dans l’attitude des anciens combattants. Ces derniers ont mené leur lutte sous le thème islamique, prônant la libération et la conquête religieuse, Jérusalem, l’hostilité envers les Juifs et l’inimitié avec Israël, considérée comme une réalité inévitable. Désormais, ces éléments sont éclipsés par les priorités de guerres fixées par ceux qui les ont créés.
Dans un reportage diffusé hier, la BBC posait une question centrale : « Les anciens combattants à fond islamiste radicale, ayant suivi al-Charaa dans sa campagne contre le régime d’Assad, peuvent-ils accepter un accord de paix avec Israël, ou même des arrangements sécuritaires ? »
Selon les réponses recueillies par la BBC, les éventuels futurs accords pourraient inclure des engagements contre les mouvements extrémistes, avec l’objectif d’éloigner les groupes radicaux des frontières israéliennes.
Il est à noter que l’éloignement des combattants de ces zones est une exigence israélienne de premier ordre. Dans son entretien, l’ambassadeur israélien à Washington a été clair à ce sujet : « Nous ne pouvons pas tolérer la présence de djihadistes à nos frontières. C’est une leçon apprise depuis le 7 octobre. Nous voulons voir al-Charaa prendre des mesures pour dissoudre ces groupes. »
En retournant à Craig Murray, il a déclaré : « Pour être clair -et cette partie ne provient pas de ma source diplomatique-, j’ai la conviction qu’Al-Joulani et son régime pro sioniste, mis en place avec le soutien occidental, chercheront à renforcer leur pouvoir jusqu’au moment où viendra la “Nuit des longs couteaux”, durant laquelle ils se débarrasseront de leurs partisans les plus extrémistes… Je ne vois pas comment il peut concilier son rôle d’islamiste fondamentaliste avec celui de marionnette américano-israélienne. Mais la partie n’est pas encore terminée. »
Par Isra’ al-Fas; traduit du site arabophone al-Manar