Le fait que le premier ministre du Pakistan Nawaz Sharif ait été accompagné par le chef de l’armée, le général Qamar Bajwa, pour sa visite en Arabie Saoudite lundi en fait un événement exceptionnel.
Ostensiblement, ce fut une mission de médiation pour apaiser les tensions entre l’Arabie Saoudite et le Qatar. Mais l’implication du général Bajwa dans une mission diplomatique soulève instantanément quelques questions.
Une forte possibilité est que cette mission pakistanaise sert en réalité à mettre un front uni avec Riyad, tout en véhiculant en même temps un message regrettant l’incapacité du Pakistan à s’associer à l’Alliance militaire islamique dirigée par l’Arabie (IMA). En effet, le Pakistan angoisse sur cette question et la crise du Qatar lui crée un grave dilemme.
Le Pakistan a une relation extrêmement conséquente avec l’Arabie Saoudite. Trois millions d’expatriés pakistanais vivent et travaillent en Arabie Saoudite et les Emirats Arabes Unis (en comparaison des quelques centaines de milliers au Qatar). Les transferts de fonds provenant de l’Arabie Saoudite et des Emirats Arabes Unis tournent autour de la colossale somme de 8 milliards $ par an (le chiffre correspondant pour le Qatar n’est que de 30 millions $). Les importations de pétrole de l’Arabie Saoudite et des EAU s’élèvent à 7 milliards $.
Néanmoins, dans l’idéal, le Pakistan voudrait rester neutre dans la querelle Saoudo-qatari. (Soit dit en passant, le PM Sharif joue gros en cas de témoignage de l’ancien PM Qatar Hamad bin Jassem bin Jaber Al Tani dans le procès en cours concernant ce que l’on a appelé « l’affaire Panama».)
La raison principale serait que le Pakistan ne peut pas se permettre de s’aliéner l’Iran ou la Turquie, qui soutiennent le Qatar. Dans le jeu des alliances régionales qui sont en train de se former, en termes stratégiques aussi, le Pakistan a un problème d’identification avec la quasi-alliance américano-israélo-saoudiennes contre l’Iran. Encore une fois, le Pakistan mise fortement sur son intégration eurasienne.
Islamabad a pris une décision hâtive en accordant une autorisation spéciale à l’ancien chef de l’armée le général Raheel Sharif d’accepter l’offre d’emploi du roi d’Arabie Saoudite comme commandant de l’IMA. Il est possible que le PM Sharif n’ait pas été en mesure de dire « Non » aux Saoudiens, et les ramifications politiques et stratégiques n’aient pas été assez réfléchies. Maintenant, il est évident que la belligérance de l’Arabie Saoudite s’est accrue, corroborée par la confiance renforcée par le fait que le président américain Donald Trump a ravivé l’ancienne alliance américano-saoudienne.
De toute évidence, le Pakistan devrait s’inquiéter parce que Seul Dieu sait où cette toute nouvelle belligérance saoudienne mènera, en particulier avec un second prince héritier impétueux et tête-brûlée dans ses trente ans, sans réelle expérience dans l’art de gouverner ou dans la diplomatie (qui se dédouble également en ministre de la Défense) – Mohammad bin Salman – tirant les ficelles à Riyad.
Des choses bizarres semblent se produire dans les coulisses du pouvoir en Arabie Saoudite. Le célèbre lanceur d’alerte saoudien Mujtahid, qui a apparemment accès à la famille royale saoudienne (et pourrait même être un « insider » [NDT : quelqu’un de la famille], comme certains le disent) vient de tweeter qu’il y a eu une épreuve de force entre Mohammad bin Salman et les membres d’Al ash-Sheikh (la famille des leaders religieux de l’Arabie Saoudite [NDT : la deuxième famille la plus puissante avec la famille royale]), ces derniers refusant d’approuver le bras de fer de Riyad avec le Qatar. ( FARS )
Toutefois, toute décision qui éloignerait le Pakistan de l’IMA sera une décision hautement sensible. Pour commencer, le Pakistan devra faire attention à ne pas hérisser les poils des saoudiens. A un moment où les tensions sont fortes dans le golfe Persique, les Saoudiens ne doivent pas avoir un sentiment de trahison de la part du Pakistan. Et en fait, sans la participation du Pakistan, l’IMA est mort-né. C’est une chose.
D’autre part, les récentes attaques terroristes à Téhéran (avec le doigt pointé par les dirigeants iraniens vers les États-Unis, Israël et l’Arabie Saoudite), ne font que souligner qu’un clash peut survenir à tout moment. En fin de compte, donc, la chose la plus judicieuse pour le Pakistan est de se placer en terrain neutre.
Un éditorial dans l’influent journal Dawn de Karachi a fortement argumenté dans ce sens: (( l’intérêt national pakistanais exige de rester neutre dans la crise actuelle. Cela ne devrait pas être impossible, mais il faudrait que le Pakistan suspende sa participation militaire à l’IMA et relève de son commandement des futures forces de l’IMA le Général à la retraite Raheel Sharif… Les dirigeants saoudiens ont clairement fait savoir qu’ils veulent surtout contenir l’Iran et, maintenant, réduire le Qatar – détruire vraiment toute possibilité que l’IMA puisse jamais devenir une plate-forme où tous les pays à majorité musulmane se réuniront pour lutter contre le terrorisme et le militantisme … le retrait de l’IMA est devenu essentiel.
La grande question est de savoir si le PM Sharif et le général Bajwa ont entrepris la mission à Riyad avec un double objectif – en apparence pour la médiation entre l’Arabie Saoudite et le Qatar, alors qu’en réalité ce serait pour sensibiliser les dirigeants saoudiens de l’intention du Pakistan de ne pas s’empêtrer dans l’IMA.
Par M K Bhadrakumar
Sources : Rediff Blog ; Traduit par Réseau International